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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/320

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tout entière, c’est le renoncement à soi-même, la charité, la vie en Dieu[1]. »

Ceux qui ont eu raison, ce sont ceux qui ont estimé, aimé ce qui seul vaut l’estime et l’amour ; ce sont ceux qui, réveillés de toute illusion, ont pris conscience de Dieu par la Charité. C’est Parménide, qui aux choses de l’opinion (τὰ πρὸς δόξαν oppose les choses de la vérité (τὰ πρὸς ἀλήθειαν) et contre toutes les apparences maintient l’unité inaltérable de l’Être. C’est Platon, qui des ombres de la caverne s’élève à la pure lumière de l’idée, et dans les ombres mêmes finit par ne voir qu’un obscurcissement, qu’une déformation de la lumière éternelle. C’est Pyrrhon, le disciple grec des bouddhistes de l’Inde, qui anéantit le monde sensible par son mépris et son indifférence. Pascal reprend le pyrrhonisme ; il semble parfois entrevoir la doctrine de Kant, il pose le problème de la destinée comme un pari, comme : un choix entre ce qui semble le réel et l’idéal ; il reconnaît que la certitude morale se mérite par la pratique de la vertu. Mais son mépris pour la pensée l’égare ; il s’agite dans le pressentiment de la vérité sans en trouver la formule ; il oppose la raison et la foi, il met un abime entre les choses et l’esprit, entre l’esprit et la charité. « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité : car elle est surnaturelle. » La foi n’est pas le désespoir de la raison. Tout se tient. Le corps ne se comprend que par l’esprit, l’esprit ne s’entend que par la charité. La foi, c’est la raison s’exprimant tout entière dans la vérité suprême qui fait tout intelligible. Un théorème de géométrie, une loi physique prouve la charité, en dépend. C’est à Kant qu’il appartenait, par sa théorie de l’espace et du temps, de rattacher toutes choses à la pensée. Condamné à traverser le prisme des formes à priori de la

  1. Morale, leç. XVIII : « La fin de l’homme et de la société n’est ni l’industrie, ni la poésie, mais la justice et la charité ; ou plutôt la fin de l’homme et celle de la société ne sont pas ici-bas, et la justice et la charité elle-même-une sont que des moyens par lesquels nous nous préparons à réaliser notre véritable rature dans la cité, dont les nôtres ne sont que l’image. Oublier cette destination supérieure, ou seulement en faire abstraction et chercher à organiser les sociétés en vue de la production et de la consommation, ce n’est pas seulement rabaisser énormément, comme dirait M. Renan, la condition humaine, mais c’est aller contre le but qu’on se propose et détruire ce qu’on édifie : car la production et la consommation ne sont possibles que par la justice, et la justice elle-même ne subsiste pas longtemps en ce monde sans la charité. L’homme ne peut rester lui-même qu’en travaillant sans cesse à s’élever au-dessus de lui-même, et « un seul soupir vers le futur et le meilleur » est plus efficace même pour notre bien-être en ce monde que les plus rapides traversées de vos transatlantiques et de vos cotonniers. » J’extrais ce beau passage d’une lettre qu’a bien voulu me communiquer M. Espinas, notre sympathique collaborateur.