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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/322

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biens, pour lesquels on lutte jusqu’au crime, illusions et chimères ! Rien n’est vrai, rien n’est réel que le bien, que la vertu, que la charité, qui du plus humble des hommes fait un dieu. En se dégageant de tout égoïsme, l’amour se purifie. La joie même, en se voilant de mélancolie, devient plus délicate. Tous les sentiments semblent se pénétrer de tendresse, n’être plus que les nuances d’une immense pitié. Le monde n’étant que la pensée qui se voit elle-même à travers les formes décevantes de l’espace et du temps, nous n’avons pas à lui demander ce que nous devons croire, ce que nous pouvons espérer. Il n’y a pas en face de l’esprit une réalité hostile ou indifférente, il n’y a qu’un mirage en lui qui le révèle et le cache à lui-même et qui dissipé le rendrait à sa nature première.

M. Lachelier a eu cette bonne fortune, que rêvait un jour M. Renan, d’exercer une action profonde, décisive sur tous ceux qui l’ont entendu, et de ne pas compter peut-être un seul disciple, au sens étroit du mot. Il a émancipé les esprits ; il les a délivrés des idées toutes faites, dont l’apparente clarté s’évanouit dès qu’on insiste sur elles ; il les a pénétrés de cette vérité que la philosophie commence par le doute méthodique, qu’elle consiste non pas à constater et à célébrer les dogmes du sens commun, mais à en chercher le principe dans les lois de l’esprit et à en fixer le sens et la valeur relative. Mais sa philosophie, dédaigneuse des choses d’ici bas, inconciliable avec l’idée du progrès, tout éprise de l’éternel, ne répondait pas aux espérances légitimes des hommes qui, dans la dissolution des croyances établies, rêvent une foi nouvelle, la foi d’une société démocratique, active, ambitieuse, croyant à l’efficacité de l’effort, attendant tout de l’avenir et réclamant impérieusement le règne de la justice. Sans doute les devoirs d’abstention, les sacrifices sont rendus faciles par une philosophie qui réduit le monde à un jeu d’illusions ; en est-il de même des devoirs d’action ? Le monde est « une mauvaise plaisanterie » ; à quoi bon se donner tant de peine pour si peu de chose ? Le vrai sage n’est-il pas celui qui n’a plus d’intérêt ici-bas ? La charité corrige en une certaine mesure le danger de l’ascétisme, et peut-être n’y a-t-il pas lieu de redouter l’excès du détachement des biens sensibles ? Mais la société idéale n’en serait pas moins une communauté de moines indifférents, vivant déjà d’une vie spirituelle, sanctifiée par la résignation et par la charité. L’humanité en est à un autre idéal, à un idéal de progrès par le travail, de liberté, de justice, de fraternité égalitaire. Peut-être, sans le vouloir, M. Lachelier par son enseignement a-t-il surtout préparé le succès du néo-criticisme. Cette philosophie, qui flatte l’esprit scientifique en n’admettant que des phénomènes et