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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/360

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est libre, puisqu’elle se donne à elle-même ses motifs. « Le philosophe qui croit sérieusement à la liberté… prendra la volonté pour le nom donné à la propriété qu’a l’homme de créer, de faire sortir en certains cas, des mêmes précédents donnés, un fait ou le contraire de ce fait, ambigument, sans prévision possible, même imaginable ; enfin de délibérer de manière à conférer à ses motifs, à ceux qu’il possède, à ceux qu’il repousse, à ceux qu’il évoque, des puissances inégales, imprévisibles… Voilà ce qu’on doit croire quand on croit à la liberté[1]. » Depuis que ces paroles nous ont été adressées, nous avons essayé de croire, et la foi ne nous est pas venue. On. ne peut, en effet, sortir de ce dilemme : Si la volonté a un motif pour « appeler » tel motif et non tel autre, ou pour le « repousser », ou pour le « maintenir », c’est le motif antécédent qui explique les motifs subséquents, et ainsi de suite jusqu’à ce que la succession des motifs et jugements, ou délibération, aboutisse à l’action finale. Si au contraire la volonté évoque sans motif un motif plutôt qu’un autre, nous voilà revenus à la liberté d’indifférence, avec cette aggravation qu’elle s’applique aux jugements mêmes, aux phénomènes intellectuels et passionnels, à la « raison et aux passions », c’est-à-dire aux choses les moins indifférentes qu’il y ait au monde. C’est la raison qui, après avoir suivi une série de raisons, se met tout d’un coup à dévier ; c’est la passion qui, après avoir suivi une ligne de passions, se met tout d’un coup, pour ainsi dire, à dérailler : au lieu du clinamen de la volonté, on a le clinamen de la raison et de la passion. Or, s’il est difficile d’admettre une volonté irrationnelle, que sera-ce quand il faudra admettre une raison irrationnelle ? La première hypothèse violait simplement le principe de causalité ; la seconde violera le principe de contradiction. Au lieu de supprimer l’indifférence, l’indéterminisme phénoméniste la place au fond de la raison même et de la passion. « Le libre arbitre est la passion même, mais une passion qui se fait. » Les motifs « automotifs », ainsi que les passions, se mettent en mouvement par une puissance absolue et « commencent absolument » sans dériver ni d’un noumène, ni d’une substance, ni d’une loi. Cette puissance de s’évoquer eux-mêmes qui appartient aux motifs et aux mobiles, à de simples phénomènes, est une évocation magique encore plus-étonnante que celle de Robert le Diable ; ici, en effet, ce sont les motifs qui s’appellent et se répondent du fond de leur non-être antérieur[2].

  1. Critique phil., 25 septembre 1873, p. 124.
  2. M. Lachelier a dit, lui aussi, que dans la nature, hors de nous comme en nous, la production des idées « est libre, dans le sens le plus rigoureux du mot, puisque chaque idée est, en elle-même, absolument indépendante de celle qui la précède, et naît de rien, comme un monde (L’induction, p. 109). » Mais sans doute M. Lachelier ne se plaçait qu’au point de vue des causes finales :