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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/41

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SÉAILLES. — philosophes contemporains

comme il est toujours ouvert aux phénomènes possibles, il me paraît infini ; comme il n’est perçu qu’avec les phénomènes qui le remplissent, je ne puis imaginer le monde limité dans l’espace.

Ce qui est vrai de l’espace est vrai du temps. La perception externe, c’est l’espace ; la perception interne, c’est le temps. Je n’ai conscience des phénomènes qui, en prenant la forme de l’espace, composent le monde, qu’à la condition qu’ils prennent aussi la forme du temps. Le temps, comme l’espace, étant toujours prêt pour de nouveaux phénomènes, semble infini. Comme il ne saurait être imaginé solitaire, vide de phénomènes, le monde ne peut pas plus être conçu fini dans le temps que dans l’espace. Ainsi l’espace et le temps, formes à priori de la sensibilité, c’est nous, c’est notre perception même. Mais l’espace et le temps c’est aussi le monde sensible : connaître le monde, c’est donc à vrai dire le créer.

L’homme hésite à se reconnaître cette puissance qui l’effraye ; il n’a pas le choix. Toute autre conception de l’espace et du temps aboutit à l’absurde. Mais la preuve décisive que l’espace et le temps ne sont que les formes de la sensibilité, c’est que nous pouvons spéculer sur eux à priori. L’existence des mathématiques confirme et suppose la théorie de Kant. Pour que la démonstration soit possible, il faut que, sans faire appel à l’expérience, l’esprit construise toutes les propositions de la science. Tirant tout de soi, il ne craindra aucune surprise. Sa connaissance ne sera que l’analyse de son action. Un élément simple, homogène, l’espace ; des figures, des nombres que nous créons par le mouvement, que nous définissons en les engendrant ; une marche progressive du simple au composé ; des démonstrations nécessaires, puisque l’expérience ne peut démentir la pensée qui a tout fait d’elle-même ; universelle, puisque ce qui est vrai d’une figure est vrai de toutes les autres figures, déterminations identiques d’une seule et même notion : voilà les mathématiques[1]. Ce qui achève de faire du paradoxe de Kant une vérité incontestable, c’est que l’expérience vérifie nos calculs ; c’est que le monde, contraint d’exprimer les vérités mathématiques, s’y enferme comme dans les limites du possible. S’il y avait deux espaces, l’un en nous, l’autre hors de nous, comment expliquer cet accord ? C’est toujours en nous que l’espace se déploie, s’étend, se détermine par le mouvement. Tant qu’on est dans l’espace et dans le temps, on est dans l’esprit. L’étendue mathématique ne se distingue pas de l’étendue réelle ; ce qui est vrai du triangle abstrait est vrai du triangle concret. Sans être des sciences de fait, les mathématiques sont des

  1. Cours de logique, leç. X et XI.