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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/42

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sciences objectives, des sciences de la nature, puisque la nature n’existe pour nous que sous la forme de l’espace et du temps[1].

Telle est la première démarche de la réflexion, le premier effort pour déterminer les conditions de la pensée qui sont les conditions mêmes de l’être. La sensation ne suffit pas à donner l’objet. Il faut que l’esprit intervienne, qu’il fournisse l’espace et le temps. L’espace et le temps, c’est ma faculté de percevoir. Cette découverte est troublante. Le monde n’est plus qu’un jeu d’optique intérieure, dont on subit la perspective, alors même qu’on l’a reconnue comme une illusion nécessaire. Qu’y perd-on ? Le monde reste ce qu’il était. C’est le même spectacle, le même effet. Ce qu’on y gagne, c’est d’être débarrassé de problèmes insolubles, d’antinomies redoutables, de la matière étendue et divisible à l’infini, de l’espace et du temps, choses en soi. La première démarche de la réflexion nous donne un monde et une science : le monde sensible et les mathématiques. Les deux termes sont liés ; pour que les mathématiques soient à priori et s’appliquent aux phénomènes, il faut que l’espace soit ma faculté et que ma faculté fasse l’existence des phénomènes.

III

La pensée ne suppose pas seulement un objet ; elle suppose « l’existence d’un sujet qui se distingue de ses sensations[2] ». Ne laissez que des sensations ; elles se confondent entièrement avec les phénomènes, et il ne reste rien que nous puissions appeler nous-mêmes. Il faut de plus que ce sujet soit un dans la diversité des sensations. Si la pensée naît et meurt avec chacune d’elles, il y a autant de sujets que de sensations, l’être de nouveau s’évanouit en une poussière de phénomènes. L’espace et le temps sont indéfinis, et leurs parties sont homogènes. Les phénomènes, comme les atomes d’Épicure dans le vide, y flottent au hasard, sans qu’il soit possible, en leur assignant une place déterminée, d’en former un tout systématique. Les objets et les intuitions s’isolent ; le monde et la pensée se perdent, se disséminent dans ces abîmes sans limites, sans distinction. Après avoir créé l’espace et le temps, il faudrait pour ainsi dire les anéantir ; après avoir fait la diversité, il faudrait

  1. Cours de psych., leç. XIV.
  2. Fondement de l’induction p. 48.