Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
417
BINET. — le raisonnement dans les perceptions

peau. On a dit que la vue était un toucher à distance ; mais c’est bien plutôt le raisonnement qui mérite ce nom ; la vue ne fait que fournir les signes visuels qui servent de base à cette opération de l’esprit.

Mais il faut pousser plus avant l’analyse des faits. Une personne qui connaît toutes les parties dont se compose un raisonnement logique, un syllogisme par exemple, serait fort en peine de trouver quelque analogie entre ces types complexes d’inférence et le raisonnement par lequel a lieu une perception. Lorsque nous percevons un objet, nous n’avons pas conscience du travail mental qui associe à l’impression présente les états intellectuels laissés par des impressions passées. Nous n’atteignons pas la conclusion de notre raisonnement après avoir passé par les prémisses ; nous ne parcourons pas mentalement ce syllogisme : « Toute impression visuelle ayant tel caractère est donnée par une orange ; l’impression visuelle que nous éprouvons en ce moment a ce caractère ; donc elle est causée par la présence d’une orange. » Rien de pareil. Nous affirmons directement que « ceci est une orange » sans avoir cherché au préalable les raisons de cette affirmation ; l’affirmation précède la preuve.

Cependant il est clair que notre manière actuelle de percevoir est fondée sur l’expérience, personne ne soutiendra que nous pourrions, en recevant sur notre rétine l’impression d’une certaine couleur, conclure de cette impression par suite d’une sorte de mécanisme préétabli, qu’il existe une orange à la portée de notre main ; la première condition pour que cette conclusion soit possible, c’est que notre mémoire ait enregistré un nombre suffisant de cas de coexistence entre une impression de l’œil (l’impression de couleur orangée unie à la forme circulaire) et les impressions des autres sens qui composent notre connaissance d’une orange. Une seconde condition est nécessaire : c’est qu’il existe un rapport de ressemblance entre l’impression visuelle de l’orange que notre mémoire a conservée et celle que nous éprouvons au moment actuel ; sans cela, nous ne pourrons pas conclure de la seconde à la première. Or, en y regardant de près, on pourra se convaincre que ces deux conditions dont nous parlons représentent ce que dans un raisonnement logique et formé de propositions verbales, on appelle les deux prémisses. Bien qu’il soit impossible d’exprimer le raisonnement de la perception sous une forme logique, il n’en est pas moins certain que ce raisonnement se compose des mêmes parties qu’une déduction. Comment donc peut-on concilier ces deux ordres de faits également certains, la nécessité d’expériences antérieures pour qu’une perception ait lieu, et l’observation que ces expériences ne paraissent pas dans la pensée au moment où l’esprit les utilise pour en tirer une conclusion ? Com-