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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/461

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ANALYSES.caro. Littré et le positivisme.

vement scientifique ? Nous sommes aujourd’hui à un point de l’histoire où ceux mêmes qui proclament le règne prochain de la pure science vivent bon gré mal gré de traditions, de sentiments et d’habitudes formées par une autre foi. La réponse à la question que nous venons de poser ne laisse donc pas que d’être embarrassante. Savons-nous bien sur quel fond nous vivons ? Tout le monde n’a pas la sincérité de M. Renan, qui confesse en pleine Académie que nous vivons d’une ombre ou du parfum d’un vase vide, en attendant que nous vivions de l’ombre d’une ombre… Pour savoir ce que les négations d’aujourd’hui nous donnent de force, que de christianisme, que de métaphysique, que d’idées morales enmagasinées ne faudrait-il pas éliminer ! Qu’on essaye de le faire, qu’on aille, de réduction en réduction, jusqu’à enlever de la psychologie tout ce qui n’est pas biologie, de la morale tout ce que ne donne pas l’histoire naturelle des espèces ! Comment le positivisme prouvera-t-il que tout ce qui reste n’est pas vain, et que la vie vaut encore la peine d’être vécue ? Voilà les questions que pose M. Caro : il y en a rarement eu de plus sérieuses et de plus captivantes dans l’histoire de l’esprit humain.

Les positivistes répondent qu’il est beau d’avoir contemplé les lois éternelles du monde. Ils parlent aussi de la félicité sociale, dans laquelle ils vont jusqu’à absorber la félicité individuelle ; ils en parlent même en termes émus, mais ils ne s’aperçoivent pas des plagiats qu’ils font ainsi à la poésie et à la langue de ces doctrines qu’ils ont l’ambition de détrôner. Il s’agit toujours d’immortalité, des cieux, d’harmonie ineffable… Qu’on écarte donc ce langage métaphorique et mystique. Puis, qu’on nous dise nettement ce qui justifie le sacrifice qu’on nous demande, quand on prétend que nous remplissions l’instant si court de notre vie de la préoccupation obstinée du bonheur des autres ! Comment la méthode expérimentale me prouvera-t-elle que j’ai tort de ne penser qu’à moi, de me refuser à aller chercher ailleurs que dans l’égoïsme « une fortune meilleure, mais incertaine, dont je ne puis prévoir ni les caprices ni les orages ? » Cette persuasion, que l’expérience ne peut évidemment m’apporter, qui donc encore une fois me la donnera ? Sont-ce les lois sociales ? Mais où en est l’unanimité, où en est l’accord ? où en est même l’autorité, quand on ne les présente comme des règles empiriques, toujours contestées, toujours aussi mobiles que les intérêts, et aussi faciles à changer qu’un « tarif de douanes » ? Sont-ce les formes nouvelles d’idéalisme et les constructions poétiques d’hypothèses qu’on permet encore à nos imaginations ? Mais on les déclare d’avance privées de tout fondement. Est-ce enfin la foi dans le progrès ? mais que devient le progrès dans un monde où il n’y a plus que le jeu éternel des forces aveugles et où tout marche, nous dit-on, vers une catastrophe géologique après laquelle l’homme et sa civilisation, ses efforts, ses arts et ses sciences, tout cela aura été… et n’aura rien laissé derrière soi ?

Il ne reste plus qu’une dernière ressource : c’est d’en appeler aux