Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
452
revue philosophique

instincts, à l’instinct de la sociabilité, de l’altruisme, du dévouement, etc. Mais de deux choses l’une : ou ces instincts tiennent au fond de notre nature, et alors ils sont l’aspiration nécessaire de notre âme vers quelque chose d’éternel et d’absolu, en contradiction avec le positivisme ; ou ils ont leur origine historique et leur date, comme tout ce dont la doctrine de l’évolution nous montre la formation graduelle et lente dans la série des êtres vivants, et alors ne seraient-ils pas « un résidu des anciennes civilisations, une résultante héréditaire des vieilles doctrines ? » Mais, s’ils ne sont que cela, les doctrines nouvelles ne peuvent faire autrement que de les dissoudre peu à peu ; et, quand ce travail sera terminé, qu’y aura-t-il encore dans l’humanité, que l’égoïsme pour ceux qui se féliciteront d’être délivrés de tout idéal, le suicide pour ceux qui en ayant gardé le tourment inutile, ne trouveront plus dans leur conscience que le sentiment de la souffrance et du vide ?

IV. Telles sont les idées que développe ce court et bel ouvrage ; il achève brillamment la série des réfutations critiques dont Le matérialisme et la science, Le pessimisme et une partie des Problèmes de morale sociale avaient été les monuments les plus récents. Un auteur bien connu a parlé de l’art de solliciter doucement les textes. M. Caro ne les sollicite pas ; il les interroge sans efforts captieux, sans raffinement d’interprétation, sans ironie inutile, avec l’exacte précision d’un juge plus attristé ici qu’indigné, résolu à n’être sévère que dans la mesure où il en faut pour n’être pas dupe et pour ne rien sacrifier des grands intérêts qu’il défend. M. Caro a été quelquefois plus railleur, plus incisif ; il n’a jamais été d’une éloquence plus mesurée et d’un charme plus persuasif. On sent moins la critique d’un système ennemi que le commerce de deux nobles âmes, dont l’une, celle qui survit, serait heureuse de pouvoir s’entendre avec l’autre, par-dessus la fragilité des doctrines individuelles et de la fragilité de la vie. Il était difficile en effet de ne pas céder à l’attrait d’une nature aussi fortement trempée et aussi pure que celle de M. Littré. Cet intérêt cependant, loin d’affablir les enseignements philosophiques auxquels M. Caro devait tenir avant tout, n’a fait que lui donner une force inattendue. C’est que d’un bout du livre jusqu’à l’autre le contraste s’établit et s’accentue, sans effort, entre l’âme de M. Littré et sa doctrine, entre la grandeur de ses aspirations et la médiocrité des résultats auxquels, en dehors de la philologie, de la linguistique, de l’histoire, de tout ce qui enfin n’est pas le positivisme, ses immenses travaux ont abouti. Il est bien et définitivement acquis que le positivisme n’existe plus, que le spiritualisme n’a plus en face de lui qu’un expérimentalisme, dont la physiologie, la pathologie, la zoologie, dont une certaine psychologie même, la psychologie morbide et anormale, méritent et obtiennent notre admiration la plus sincère, mais dont nous attendons, dont beaucoup d’autres attendent la morale avec un mélange de curiosité et d’inquiétude. Les partisans les plus brillants de cette science expérimentale ne nient point que le positivisme proprement dit ne soit en effet un système mort : sur ce point, tout le