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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/487

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bénard. — la vie esthétique

clairement dans la théorie de l’art de Kant, et dans la distinction qu’il établit entre les arts. L’art, selon Kant a un double but, l’agréable ou le bien. Il y a des arts qui n’ont pour objet que le plaisir, le pur agrément, comme l’art de la conversation, la plaisanterie, la musique de table. Les autres arts, sans autre but, favorisent la culture des facultés de l’esprit dans leur rapport avec la vie sociale : ce sont les beaux arts. (Crit. du jug., § xliv), Mais alors que devient la vie esthétique ? Elle perd sa valeur propre. Elle-même rentre dans la vie morale, ou son objet n’est plus que la sensibilité ; la raison lui reste étrangère.

La tendance morale est encore plus sensible dans les premiers successeurs de Kant ; dans Fichte par exemple, la doctrine du perfectionnement moral prédomine à tel point que pour lui l’esthétique elle-même n’existe pas ; elle rentre entièrement dans la morale et s’identifie avec elle (Sittenlehre, 353).

Mais le véritable héritier de l’esthétique kantienne, c’est Schiller. Disciple de Kant, comme il le déclare, mais disciple indépendant, c’est lui qui recueille son principe, le développe et par là conçoit la vie esthétique, son rôle important dans la vie humaine individuelle et générale. C’est dans les Lettres sur l’éducation esthétique qu’apparaît et qu’il faut constater ce progrès ; aussi M. Köstlin a-t-il grandement raison de voir dans Schiller un de ses maîtres ou de ses prédécesseurs. Il est bon de s’y arrêter.

Dans ces Lettres, Schiller commence par s’élever énergiquement contre la sévérité excessive de la morale kantienne ; il réclame contre l’impératif catégorique, les droits méconnus du sentiment, où la sensibilité s’unit à la raison. Sur le terrain du beau et de l’art, il proclame la nécessité de cette réunion, de cette fusion des deux facultés de l’esprit, la raison et la sensibilité. C’est alors qu’il reprend le principe de Kant du jeu des facultés ; il l’adopte, le développe et l’applique ; il lui donne une toute autre portée. Pour lui, ce penchant, l’instinct du jeu (Spieltrieb), qu’est-il ? C’est un penchant fondamental de notre nature ; méconnu, dédaigné, rabaissé, tenu pour inférieur et frivole, ce penchant d’où naît l’art, c’est au contraire celui qui nous révèle ce qu’il y a de plus élevé dans la nature humaine. Sans doute il ne s’agit pas du jeu pris au sens vulgaire, mais d’un jeu noble, du plus noble des jeux, celui dans lequel l’homme se rapproche le plus de la nature divine. C’est le jeu qui rend l’homme complet, et le beau seul le rend tel. « L’agréable, le bon, le parfait, l’homme les prend au sérieux ; mais avec le beau il joue. Par l’idéal de beauté qui s’offre à lui est donné aussi un idéal d’instinct du jeu que l’homme dans tous ses jeux ne doit jamais perdre de vue » (Lett. XV). Bref,