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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/488

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« l’homme ne joue que là où il est homme dans la pleine signification, et il n’est homme complet que là où il joue » (Ibid.). Sur cette proposition, Schiller ne craint pas de le dire, doit porter l’édifice entier de l’art esthétique et, ajoute-t-il, de l’art de la vie, plus difficile encore. « C’était bien le sentiment des Grecs, les interprètes les plus éminents de l’art. Ils écartaient du front des divinités bienheureuses le sérieux et le travail. Ils faisaient du loisir et de l’indifférence le lot digne d’envie de la condition divine, expression tout humaine pour désigner l’existence là plus libre et la plus sublime » (Ibid.). C’est le sens du vers si souvent cité : « Le sérieux appartient à la vie, la sérénité appartient à l’art ».

Certes, on ne peut le nier, voilà bien le vie esthétique réintégrée dans ses droits. La voilà placée, ce semble, au sommet de la vie humaine et proclamée la vie par excellence. Seulement Schiller, pas plus que son maître Kant, ne reste conséquent et fidèle jusqu’au bout à son principe. Il ne faut pas le croire disposé à sacrifier ou à subordonner la fin morale à toute autre fin, à celle-ci plus qu’à toute autre. Son grand principe, en tout et partout, c’est celui de là liberté morale. Schiller, il ne faut jamais l’oublier, si l’on veut comprendre quelque chose à ses écrits, occupe une place moyenne, un moment de transition dans l’esthétique allemande. Il n’est pas pour cela équivoque, mais lui-même ne se sait pas ; on voit qu’il est incertain ou oscille. Jamais il n’est ferme sur le terrain où il s’est placé, et sans cesse il se contredit. De là l’extrême difficulté de l’apprécier et de lever ces contradictions, le philosophe étant sans cesse en opposition avec le poète et l’esthéticien avec le moraliste. Il n’est pas moins vrai qu’il ne cesse jamais d’être moraliste. Pour lui, aussi, le but moral est celui qu’en tout et partout il poursuit, en prose comme en vers, comme historien et comme esthéticien. Aussi, pour lui en réalité la vie esthétique n’est qu’un intermédiaire, un acheminement à la vie morale : Le seul titre de ces Lettres le dit assez. L’art n’est toujours qu’un moyen d’éducation. Le perfectionnement moral de l’homme, l’ennoblissement de la nature physique et morale, voilà le but essentiel qui doit être le résultat définitif. Arracher l’homme à la vie matérielle et sauvage, inculte et grossière, l’élever de ses douces mains à une vie supérieure, la vie de l’esprit, l’affranchir de la violence des passions, l’humaniser en un mot, voilà le but de l’art ; c’est la pensée qui résume cet écrit et tous les écrits en vers et en prose du grand poète. Schiller est le grand humaniste, comme l’appelent ses compatriotes.

Mais, qu’on se place avec lui à cette hauteur, la vie esthétique n’est toujours pas libre et indépendante. Elle rentre toujours dans la vie morale. Elle n’est pas émancipée.