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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/504

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réglée ? Si elle est déréglée, c’est la licence, l’arbitraire ou le caprice. Si elle est réglée, d’où lui vient sa règle ? Évidemment de son objet, qui est le beau, et c’est ce que disent encore les idéalistes. C’est toujours, on le voit, le même paralogisme.

On parle sans cesse d’idéal, d’un idéal qui plane au-dessus du réel, où la liberté doit déployer ses ailes, où elle s’exerce sans rencontrer de limites. Mais si c’est une liberté négative, si c’est l’impossible que représente cet idéal, si cette région idéale, c’est le vide, alors la tendance est fausse, c’est une aspiration vaine, et le jeu libre des facultés n’est lui-même qu’un leurre et un exercice stérile. La vie esthétique n’est plus cet état normal de l’esprit ; c’est plutôt un état anormal, une déviation, un mal, si l’on veut nécessaire, mais qu’il faut empécher, prévenir ou s’attacher à guérir. La vie réelle seule est saine, doit être entretenue, développée, favorisée, régularisée.

La partie la plus personnelle de la théorie de l’auteur échappe encore moins à la critique. L’objet de la vie esthétique, selon lui, n’est pas seulement le beau mais aussi l’intéressant le seul intéressant et tout ce qui est vraiment intéressant (solum et omne). Qui ne voit l’inconsistance d’une telle doctrine ? D’abord, l’objet est placé dans la région obscure, mobile et indéterminée du sentiment, et c’est là qu’il faut chercher le critérium. Ensuite, comment distinguer l’intéressant esthétique, le spécifiquement intéressant, de toute autre intéressant, moral, scientifique, religieux, etc. ?

L’auteur réclame en faveur de la beauté de la forme, qu’il décrit sous toutes ses faces avec une rare sagacité ; il fait bien de la réintégrer dans ses droits. Mais comment se combine-t-elle avec l’idée ? En quoi sa théorie diffère-t-elle en ce point de celle de l’idéalisme ? En somme, lui-même finit par donner gain de cause à l’idéalisme, et sa définition du beau, celle de l’art, sa théorie des arts presque entière sont empruntées à l’esthétique idéaliste.

Nous ne voulons pas pousser plus loin cet examen, notre but ayant été plutôt de faire connaître que d’apprécier ce livre. Nous ne voudrions pas que ces critiques pussent diminuer nos éloges, ni faire méconnaître aucun des genres de mérite que nous avons nous-même signalés dans ce grand et important travail, d’un bout à l’autre : si intéressant et si instructif. Il est un genre de mérite dont on doit lui savoir gré et qui pour d’autres est un défaut : c’est l’esprit large et compréhensif dont il fait preuve, le soin avec lequel il recueille et apprécie tous les résultats des diverses écoles. Il est éclectique, en un mot ; dans son éclectisme il flotte en un milieu un peu vague entre des directions contraires. Mais nous ne partageons nullement, à l’égard de l’éclectisme, le dédain que professent aujourd’hui les