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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/515

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paulhan. — l’obligation morale

ce que nous nous attendons à faire, nous disons que nous le voulons, et nous nous considérons, en bien des cas, comme obligés à le vouloir. Ici, l’obligation peut avoir le caractère moral, elle peut ne pas l’avoir ; il nous est permis cependant de reconnaître un nouveau rapport entre l’obligation et l’attente ; mais il faut aller plus loin, car dans ce cas il pourrait y avoir conflit entre une obligation naturelle et une obligation considérée comme morale, l’attente se trouvant s’accorder avec l’obligation naturelle.

Considérons donc ce cas de conflit. Il se peut que je regarde un acte comme moralement obligatoire et que je m’attende à en accomplir un autre qui me paraît moralement condamnable. Reste à savoir si l’attente n’a pas joué un grand rôle dans la formation de cette idée d’obligation et dans son application à tel ou tel acte.

En effet, il en est ainsi. Ce que nous considérons comme obligatoire maintenant, c’est la réalisation d’un idéal que chacun de nous possède plus ou moins consciemment et qui n’est certainement pas sans analogie avec les instincts qui déterminent les actes des animaux. On connaît les théories de M. Taine sur la production des œuvres d’art. Une certaine situation sociale, un ensemble donné de conditions d’existence déterminent un ensemble de tendances, de sentiments se manifestant çà et là chez les individus, reproduits par l’art et la littérature et se condensant dans un personnage idéal qui naît ainsi à chaque époque, varie et change avec l’état social. Ce personnage idéal, la littérature n’est pas seule à s’en emparer, la morale le prend aussi, ou plutôt il s’impose, par l’habitude, par l’éducation, par les mille influences que son milieu exerce sur l’homme ; il devient l’idée dominante, l’obsession, pour ainsi dire, et la règle de la conduite.

L’attente en effet, comme nous l’avons vu, est la représentation vive d’un fait comme réalisé parmi d’autres faits futurs (j’emploie futurs pour éviter une périphrase). Or, une fois que le personnage idéal est né en nous, qu’il s’est emparé de notre imagination, nous nous le représentons toujours agissant dans le milieu où nous nous trouvons nous-même, nous le mettons à notre place nous l’identifions avec nous-même ; ce sont ses actions que nous nous représentons comme devant s’accomplir. L’homme, pour nous, se confond avec le personnage idéal que nous avons formé, si bien que c’est le personnage idéal et non le personnage réel que nous nous attendons à voir agir, et que nous imposons aux hommes le devoir d’agir comme le personnage idéal agirait à leur place.

Observons ici une nouvelle différence introduite dans l’esprit de l’homme : l’attente éprouvée dans ce cas n’est pas entièrement sem-