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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/528

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phénoménale, ainsi que toutes les autres, je me cherche et ne puis m’atteindre. « Voilà donc une connaissance des plus intéressantes pour le genre humain qui se résout en une vaine espérance lorsqu’elle est cherchée au delà des bornes de l’expérience possible, lorsqu’elle est le fruit de la philosophie spéculative[1]. »

Un interprète récent de la pensée cartésienne croit pouvoir expliquer ce paralogisme par l’histoire. « Rien de nos jours, dit M. Carrau, n’est plus familier à un philosophe que de distinguer le subjectif et l’objectif et d’apprécier toute la distance qui sépare l’un de l’autre… Descartes ne conçut jamais ainsi le travail de la pensée ; il pose d’abord, en consultant l’intuition de la conscience, que lorsqu’on doute ou que l’on pense, il est absolument impossible de douter que l’on doute ou que l’on pense… De même qu’il ne conçoit pas la possibilité de nier que je pense quand je pense, de même il ne conçoit pas qu’on puisse nier l’existence d’un sujet substantiel quand on a la conscience du phénomène subjectif, l’être quand on a l’intuition de l’état ; et alors il dit : « Je pense, donc je suis ; » il conclut de la pensée phénoménale à l’être qui pense ; il raisonne, si raisonner c’est passer d’une intuition à une autre intuition… ; mais, parce qu’il n’avait pas encore entrevu la possibilité d’une distinction’entre ces deux intuitions, il affirmait de bonne foi qu’il n’en voyait qu’une, malgré l’embarras et le dédoublement de ses formules, tandis que de nos jours on aperçoit sans peine toute la distance qui sépare le représentation de l’être qui pense, la pensée du sujet, le phénomène de la substance, et alors on se rend compte que Descartes a franchi cette distance, mais sans en avoir conscience ; il a donc raisonné sans le savoir et sans pouvoir en convenir[2]. »

Il est difficile d’admettre que Descartes a ainsi raisonné sans le savoir quand tant d’adversaires s’étaient attachés à lui montrer qu’il y avait une majeure cachée sous la forme déductive du Cogito. Mais peut-être le raisonnement était-il impossible à éviter du moment que Descartes voulait passer de sa pensée à son existence, et à son existence substantielle comme chose, ou comme substance pensante ? — C’est bien là l’idée de Kant. De l’intuition empirique d’un phénomène, nous ne pouvons passer qu’à l’intuition d’un autre phénomène, ou de la constatation d’un fait à la constatation d’une circonstance constituante de ce fait. Le passage des phénomènes aux êtres, aux substances est formellement interdit.

  1. Critique de la raison pure, § 474, trad. Tissot, t.  II, p. 60. — Le discussion de Kant se trouve dans les § 448-474 de la Critique de la Raison pure.
  2. Descartes, Discours de la méthode et première Méditation, édition classique, avec une exposition du système de Descartes, par Lad. Carrau, Introduction, p. 53, 1 vol.  in-18. Paul Dupont, 1882.