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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/562

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de génie, et non plus, comme parfois on l’enseigne, affaire de bonne volonté[1]. Prenons-en notre parti, si le réalisme a raison, le « devoir » a tort, je veux dire, le devoir tel que l’entendent les moralistes kantiens. De là, pour M. Vallier, l’obligation de justifier ce qui a été dit, par Kant et les disciples de Kant, sur l’impératif catégorique ».

Le premier chapitre du livre a pour titre : le Plaisir et le Bien. Le second aura pour objet, l’Idée du devoir.

L’idée du devoir existe-t-elle en nous ? est-elle l’effet d’une évolution ou d’une illusion, ce qui est tout un ? Est-on autorisé à dire que la morale est universelle quand on sait par expérience que les habitants de la rive droite d’un fleuve pensent en matière de vertu presque le contraire des habitants de la rive gauche ? Aussi bien admettre le devoir comme il faut l’admettre, selon Kant, sans preuves, on pourrait presque dire « par devoir », c’est descendre du rang d’homme raisonnable au niveau d’un esclave ; obéir sans savoir pourquoi, au nom de quoi ? plaisante consigne ! M. Fouillée s’indignait, tout récemment encore, contre ceux qui assignent au devoir la même origine qu’au bouclier des Saliens. M. Vallier, lui, croit à ce qu’il appelle « la chute du devoir sur la terre. » Le devoir est un mystère. Et pourquoi s’en étonner ? Qui nous assure qu’en ce monde aucune place n’est laissée à l’absurde ? Allons plus loin, et osons dire que cette absurdité est encore la moins révoltante de toutes. Accomplir son devoir, c’est ajourner son bonheur. Ceux qui plaident contre cet ajournement, nourrissent la plus décevante des illusions : l’ordre de ne point courir après le bonheur ne nous serait-il pas imposé par notre conscience, que le renoncement à la félicité n’en serait guère, pour cela, moins absolu. « Tu dois renoncer au bonheur, ainsi s’exprimerait l’impératif catégorique. « Tu ne peux atteindre au bonheur, » telle est la formule pessimiste ; en elle viennent se résumer les leçons de l’expérience. Entre le pessimisme subi et le pessimisme librement accepté, c’est à la volonté de l’homme à choisir.

Un tel choix ne saurait nous être conseillé si, comme on le soutient, nous étions hors d’état d’obéir au devoir. Le déterminisme supprime en l’homme l’agent moral. Or, pour que l’idée du devoir ait quelque efficace, pour qu’elle soit, selon la très heureuse expression de M. Fouillée, une idée-force, l’agent moral c’est-à-dire l’agent libre doit exister. Son existence n’est-elle point, d’ailleurs, un postulat de la loi morale[2] ?

Kant, pour sauver la liberté, a recours à un expédient. Il assure à celle-ci une place d’honneur dans le monde des noumènes, à la condition qu’elle se résigne à disparaître pour toujours du monde d’ici-bas, où les phénomènes sont tous nécessairement et inéluctablement liés. Mais comment accepter la solution de Kant ? L’homme possède la notion du devoir ; or il ne la possède que grâce à la chute du devoir

  1. P. 14 et suiv.
  2. Deuxième partie, L’Agent moral, chapitre premier : Les postulats de la loi morale, p. 47.