Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
558
revue philosophique

sais ou plutôt je l’entrevois ; mais je voudrais savoir où l’auteur entend nous conduire, et cela je le cherche encore. Je goûte fort ce qu’il nous dit des devoirs qui se heurtent dans la conscience de l’honnête homme. J’approuve, j’accepte l’ingénieux critérium du devoir, qu’il nous propose sans détours : « faire ce qui déplaît. » Oui, le devoir est là. Je m’étonne que M. Vallier n’en ait pas tiré cette règle pratique (presque toujours praticable, doit en avoir fait l’expérience) : « Entre deux actions également permises, également obligées, faire celle qui nous coûte davantage. » La difficulté de l’action, qui ajoute au mérite, se mesure à la somme d’efforts qu’elle exige ou qu’elle a dû exiger de nous dans le passé. Un acte fait par habitude n’est pas destitué de toute valeur morale ; mais ce qui est moral, c’est moins l’acte que l’habitude à laquelle il doit d’être facilement exécuté.

Nous voici dans les digressions, entrainé, malgré nous, par l’exemple de l’auteur et aussi, pourquoi ne pas le dire ? par l’attrait qui s’attachera toujours aux problèmes pratiques. M. Vallier est moraliste dans les deux sens du mot : il sait poser une doctrine de morale spéculative, et il excelle à donner des consultations. Le goût de la casuistique le domine, je le regrette, plus qu’il ne faudrait pour la bonne ordonnance de son livre ; ses digressions ressemblent trop souvent à des distractions ; il flâne autour de son sujet, et cela est contagieux, même pour le lecteur ou le critique. En somme, où veut-il en venir ? à réconcilier, comme il nous le dit à la dernière page, les religieux et les philosophes, les illuminés et les incrédules ? L’auteur ne peut guère, son expérience de la vie le lui déconseille, compter que toutes les âmes honnêtes entendront son appel. Son livre peut avoir tous les dehors d’un livre de conciliation ; au fond, c’est un livre de polémique, c’est une défense de la doctrine de Kant et, plus encore peut-être, une attaque contre la morale française contemporaine, prêchée par Jouffroy, propagée par MM. Ferraz et Janet, dans la Philosophie du Devoir et dans la Morale. Nier contre ces deux philosophes que la morale de l’intention aboutisse à l’égale indifférence des actes, voilà son but. On a dénaturé le kantisme : M. Vallier rétablira la doctrine du grand métaphysicien dans ses droits. Sans sortir de Kant, il reste possible d’esquisser une science de la morale. MM. Charles Renouvier et Pillon ont entrepris cette tâche et ont su fixer l’attention de la critique contemporaine. Toutefois, et malgré les travaux de ces deux penseurs, l’étude de M. Vallier méritait d’être écrite et la théorie qui s’en dégage d’être développée et défendue. On sait la doctrine de Kant sur les jugements spéculatifs ; appliquez-la aux jugements moraux, et vous obtiendrez des résultats analogues. Dans nos jugements moraux, il est à distinguer une forme invariable, — c’est l’impératif entigorique : tu dois faire, — et une matière essentiellement changeante et d’origine empirique : ceci ou cela. Conformément aux principes de Kant, M. Vallier soutient avec force l’origine empirique de nos décisions morales, envisagées dans leur matière. Voilà l’idée maîtresse du livre.