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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/573

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ANALYSES.wallace. Aristotle’s psychology.

minent la matière, les catégories dans lesquelles viennent se ranger les éléments de la sensation. Formes et catégories sont de même ordre que la pensée, car elles en sont les conditions. « Si la pensée, dit Aristote, est absolument distincte du monde et n’a rien de commun avec les choses, comment les connaitra-t-elle ? Εἰ ὁ νοῦς μηθενὶ μηθὲν ἔχει κοῖνον, πῶς νόησει ; il faut donc pour que la pensée soit possible, qu’il y ait comme de la pensée dans les choses, qu’elles soient en quelque manière des pensées ou la pensée (ᾗ γάρ τι κοινὸν ἀμφοῖν ὑπάρχει το μὲν ποιεῖν δοκεῖ τὸ δὲ πασχεῖν). Dans cette pensée diffuse au sein de la nature, faut-il voir la pensée divine, ou, comme l’a cru Avicenne, des émanations hypostatiques de l’intelligence suprême ? — Non ; Aristote dit expressément que cette distinction entre les deux sortes d’intellect ne se trouve que dans l’esprit de l’homme ; « mais, dit M. Wallace, si cette pensée active ou créatrice est un acte de l’esprit qui, pour chacun de nous, traduit un monde de simples phénomènes en un monde d’objets réels, qui rend ce qui est purement sensible capable de devenir l’objet d’une expérience rationnelle ; si elle est la condition même de la pensée discursive, puisque sans elle nos pouvoirs intellectuels n’auraient rien sur quoi ils puissent opérer, — il s’ensuit qu’elle n’est pas particulière à un seul individu, mais que tout homme y participe, qu’il en ait conscience ou non. Elle représente l’acte même qui a appelé à l’existence le monde en tant que chose capable d’être connue ; elle nous reporte au temps où pour la première fois l’homme pensa l’univers ; elle peut ainsi être facilement assimilée à cette pensée universelle, à ce verbe qui était au commencement, comme condition à priori de l’expérience rationnelle, et qui était aussi Dieu même. »

Par là s’explique, selon M. Wallace, qu’Aristote considère cet intellect comme séparable, impassible, sans mélange (καὶ οὗτος ὁ νοῦς χωριστὸς καὶ ἀμιγὴς καὶ ἀπαθὴς) ; la pensée est antérieure à toute matière, à toute puissance ; la pensée crée vraiment le monde en le pensant ; c’est elle-même et elle seule qu’elle cherche et qu’elle retrouve dans son objet. Le corps même, condition de tout le processus intellectuel, n’est vrai, n’est réel, que par la pensée et pour la pensée.

Cette interprétation rapproche, on le voit, la théorie d’Aristote de l’immatérialisme de Berkeley. Nous n’oserions affirmer qu’elle soit parfaitement d’accord avec l’ensemble du système aristotélicien. Il ne nous semble pas que ce soit la pensée humaine qui se pense ainsi elle-même dans la nature. Nous croirions plutôt que la hiérarchie des formes qui constitue l’intelligibilité de l’univers a son principe, en dernière analyse, dans la pensée divine, dans l’acte pur, logiquement antérieur à toute puissance, à tout devenir. Le dualisme d’Aristote se résoudrait ainsi dans une sorte de panthéisme idéaliste, assez analogue, malgré la différence des termes, à celui de Platon. Il est clair, d’ailleurs, que la partie la plus haute de l’intelligence humaine est de même essence que la pensée divine, avec qui elle peut se confondre et s’identifier par la contemplation.