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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/601

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FOUILLÉE. — le libre arbitre

tance. Dans les deux cas, il y a ou il peut y avoir, pour nous et pour autrui, impossibilité de calculer et de prévoir. Encore la prévision devient-elle de plus en plus probable quand je connais bien le caractère d’une personne : je sais que tel de mes amis, je sais que moi-même, nous ne commettrons pas un vol pour nous approprier un million ou un milliard.

Ces considérations nous amènent devant le problème de Spinoza : est-ce l’ignorance des causes de l’acte qui nous donne l’idée de notre liberté ? — Sous cette forme générale et vague, la proposition de Spinoza est évidemment insoutenable. On lui a répondu que le poète qui ignore les causes de son inspiration l’attribue à un dieu et non à sa liberté, que le spirite, l’illuminé, l’enthousiaste, se croient conduits par une puissance supérieure à eux-mêmes, enfin que le sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance même des motifs de nos actions[1]. Mais ces réponses générales sont encore moins probantes que la proposition de Spinoza et reposent sur des confusions. En premier lieu, ce n’est pas l’ignorance des causes produisant un acte quelconque qui peut engendrer l’idée de liberté, mais l’ignorance des causes d’une détermination volontaire et intentionnelle. Je ne me crois pas libre quand je souffre sans savoir pourquoi, ni quand je remue les paupières sans savoir pourquoi, ni quand je trouve une rime ou un vers sans savoir pourquoi, ni quand j’ai une vision ou illumination sans savoir pourquoi ; mais c’est qu’en tout cela il ne s’agit pas d’une décision intentionnelle entre divers partis, par exemple voter ou s’abstenir de voter. Les exemples allégués ne prouvent donc rien. — Mais, dira-t-on, quand il s’agit d’une détermination intentionnelle, je me crois précisément d’autant plus libre que j’ai plus délibéré et que je connais mieux les motifs de mon acte. Ici encore, l’analyse psychologique est incomplète. Ce n’est pas l’ignorance des motifs conscients de ma décision qui peut me donner l’idée d’un libre arbitre échappant à la prévision ; c’est l’ignorance de la cause qui, entre divers motifs conscients, me fait prendre telle décision déterminée. Or cette cause n’est pas nécessairement elle-même un motif conscient : elle peut être mon caractère, ma nature propre, mes habitudes inconscientes, mes secrètes inclinations : elle est ce que Wundt appelle le facteur personnel, c’est-à-dire simplement ma constitution psychologique et physiologique, ma manière individuelle de réagir. Supposez en chimie un réactif extrêmement complexe dont vous ne pourriez réduire la composition en formules : si vous y jetez telles ou telles substances colorées, vous

  1. M. Paul Janet, M. Delbœuf, M. William James, M. Zeller.