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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/616

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— On insiste et on dit : — De ce qu’un cas sur mille est nécessaire, il n’en résulte pas qu’en particulier « cet un sur mille soit nécessaire[1]. » — Pour répondre à cette objection, prenons un exemple : supposons qu’il y ait une mort certaine sur mille personnes qui s’embarquent, il faut, si nous sommes mille à nous embarquer, que l’un de nous meure dans un naufrage ; qui décidera la victime tributaire ? Le concours des circonstances particulières, l’intersection des séries de lois ; si je connaissais mieux le détail des choses, je pourrais savoir que c’est moi qui suis l’un sur mille, parce que je m’embarque sur une mer plus dangereuse, par un mauvais temps, sur un mauvais navire, dans telle circonstance fâcheuse, etc. Pareillement, s’il faut qu’il y ait, je suppose, un assassin sur mille, celui qui se trouvera dans les circonstances spéciales de tempérament, d’éducation, d’entraînement, etc., sera la victime prédestinée au minotaure du crime. Quelle différence peut-on établir entre les deux cas, sinon artificiellement, quoique le naufrage soit involontaire et l’assassinat volontaire ? En combinant des lois avec des lois, des formules statistiques avec des formules statistiques, on pourrait, sur les mille, en éliminer neuf cent quatre-vingt-dix, et les dix qui resteraient pourraient dire :

— L’un de nous sera assassin. — On pourrait encore pousser le calcul plus loin et, en tenant compte des circonstances, en éliminer huit. Alors se poserait pour les deux restants le dilemme tragique : — Il faut que l’un de nous tue. — Et, avec un peu plus de connaissance des causes, l’un des deux restants pourrait enfin s’écrier : — Celui qui doit tuer, c’est moi. — Mais il lui resterait dans cette pensée même une ressource, et la réaction de l’idée sur le fait pourrait l’empêcher de commettre le meurtre.

Cinquième objection. — Les moyennes, dit Quételet, s’altèrent avec le temps ; or cette altération ne peut être due, quand les causes physiques restent les mêmes, « qu’à l’action perturbatrice de l’homme[2] » ; elle est un effet de l’exercice des libertés individuelles. — Pourquoi, répondrons-nous, ne serait-elle pas aussi bien et mieux encore l’effet du progrès intellectuel, de l’adoucissement des mœurs, de l’évolution sociale ? C’est par le perfectionnement de ses idées et de ses sentiments que l’homme « maîtrise les causes, modifie leurs effets et cherche à se rapprocher d’un état meilleur. » Les idées sont des forces directrices et correctrices ; on ne peut donc conclure de la variabilité à la liberté[3].

  1. M. Renouvier, ibid.
  2. Physique sociale, t.  I, 18.
  3. « Est-il un homme, a-t-on demandé, dont le caractère soit réellement invariable ? Est-il une nation dont l’histoire entière soit l’expression d’une