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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/633

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TANNERY. — anaximène et l’unité de la substance

de sa distance aux extrémités du monde dans toutes les directions. Mais un examen plus approfondi de la cosmologie d’Anaximène m’a convaincu que c’est par une suite d’idées toute différente, comme on le verra plus loin, qu’il a été amené à donner une autre explication de l’immobilité de la terre.

Je ne puis non plus admettre avec Zeller[1] qu’Anaximène exprime implicitement son opinion sur l’infinitude de la matière, dans un des rares passages où son texte semble avoir été conservé assez fidèlement.

« De même que notre âme, qui est de l’air, nous maintient, de même le souffle (πνεῦμα), l’air, embrasse (περιέχει) le monde entier. »

La comparaison avec notre corps et notre âme prouve plutôt que si Anaximène limitait l’univers à une voûte solide, il ne sentait point la nécessité d’étendre au delà sans limites l’air qui le pénètre tout entier et en enveloppe toutes les parties. Le mot περιέχει n’a point d’autre sens.

Un argument plus grave pourrait être tiré de ce qu’Anaximène a spécifié comme air la substance indéterminée du premier physiologue. On est tenté d’en conclure naturellement à un changement dans acception du terme (ἄπειρος, devenu chez Anaximène un simple attribut d’une substance particulière.

Mais si l’on se rend bien compte que les deux Milésiens croient en fait à l’unité de la matière sous toutes ses formes, que le second, en réalité, n’a fait que préciser pour l’imagination la doctrine de son précurseur à cet égard, sans qu’il ait nullement, au point de vue philosophique, rétrogradé d’un concept abstrait à un autre plus concret, la difficulté soulevée diminue, et elle me semble enfin disparaître devant un texte où l’opinion d’Anaximène semble moins défigurée qu’ailleurs[2].

« Anaximène, rapporte-t-on, dit que l’air est le principe de toutes choses, et qu’il est ἄπειρος en genre (τῷ γένει), mais déterminé (ὡρισμένος) par les qualités qu’il prend, tout ce qui existe s’engendrant par une certaine condensation de l’air ou au contraire par une dilatation. »

Quoique certainement ce passage dérive, plus ou moins directement, dés écrits de Théophraste, quoique certainement aussi ce dernier entendit l’ἄπειρος d’Anaximène suivant la grandeur (μεγέθει), on ne peut avoir le droit de corriger ici le mot γένει, et il conduit à identifier complètement le sens du mot ἄπειρος chez les deux premiers Milésiens. Si pour le temps, il peut désigner l’infinitude, dans l’espace il ne représente que l’indétermination.

  1. ouvr. cit., p. 246, voir Plut. Plac. I. 3, 6.
  2. Plut. Stromat. dans Eusèb. Præp. évang. I, 8, 3.