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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/645

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TANNERY. — anaximène et l’unité de la substance

de la terre au ciel (vapeurs aériformes). Le mouvement ascensionnel doit se continuer jusqu’à la limite du monde. Mais quand la solidification s’y opère, tout l’air ne reste pas emprisonné dans le « crystal » ; une partie se dégage en se dilatant, et c’est ainsi que peuvent s’alimenter et se perpétuer les feux des étoiles, partie aux dépens de la voûte solide, sans cesse renouvelée, partie avec le nouvel élément qui leur est incessamment apporté de la terre.

Si conjecturale que puisse être cette restitution de la théorie d’Anaximène, elle se prête en tout cas parfaitement aux données qui nous sont fournies sur celle d’’Empédocle, si du moins l’on corrige l’absurde leçon du Placita[1], qui fait congeler l’air par le feu.

D’après les détails les plus complets que nous possédions[2], dans le mélange homogène du « sphœrus, » c’est d’abord l’éther (air supérieur) qui se dégage, puis le feu, c’est-à-dire pour Empédocle l’air lumineux, qui ne trouvant plus de place presse contre la voûte solide que forme l’éther. Ce n’est qu’ensuite et par l’effet du mouvement révolutif qu’entraine cette pression, qu’au centre du tourbillon, la terre se sépare de l’eau, et que celle-ci abandonne à son tour l’air (sombre) qui va occuper tout l’hémisphère laissé libre par l’air lumineux.

En faisant abstraction des particularités propres au système d’Empédocle, nous retrouvons dans cet exposé les éléments conjecturaux de la théorie d’Anaximène sur le point que nous étudions : la limitation de l’univers ; le mouvement centrifuge (νεῖκος d’Empédocle), la pression et la solidification qui en résultent à la partie extrême du monde[3].

Nous avons ainsi gagné dans cet examen un argument, non pas décisif, mais important, contre la conception de l’infini chez Anaximène. Il nous reste à le rapprocher de l’Ionien qui le suit de plus près dans l’ordre chronologique, je veux dire d’Héraclite.

Je n’insisterai pas sur cette doctrine de l’échange réciproque et continu de matière entre le ciel et la terre que j’admets chez les physiologues Milésiens ; on sait que l’Ephésien fut le premier à mettre en pleine lumière ce double mouvement (ἄνω-κάτω), et à lui attribuer dans la production des phénomènes la prépondérance enlevée à la révolution diurne qu’il rejette. Mais plus la physique d’Héraclite est

  1. II, 11, 2, Doxographi Græci, p. 339. ἀέρος συμπαγέντος ὑπὸ πυρὸς κρυσταλλοειδῶς Il faut lire probablement ὑπὲρ πυρός (au-dessus du feu) à quelque date qu’ait eu lieu la corruption, sans doute très ancienne.
  2. Placita, II. 6.3. — Plut. Strom. 10. Doxographi Græci, pp. 384, 582.
  3. Pour les étoiles fixes, comparez à notre explication de la théorie d’Anaximène, l’opinion d’Empédocle dans les Placita, II, 13.