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d’aucune chose qui existe, » mais la vue simultanée de deux notions. Or, tant que l’on procède par analyse, l’intuition est toujours possible. Dans l’attribut B du sujet A sont enfermés divers attributs C, D, E, F, etc., mais de telle sorte que G renferme D, que D renferme E, et ainsi de suite. L’analyse pourra se poursuivre ainsi par une suite continue d’intuitions :


B est en A, comme disait Aristote, ou, comme disent les modernes A est B
C est en B B est C
D est en C C est D
E est en D D est E
F est en E, etc. E est F

Mais, arrivés au dernier terme du développement analytique, la synthèse sera impossible, si nous n’avons une assurance, pour ainsi dire extérieure, de la bonté de nos facultés discursives. Car F est en E, cela est sûr ; mais où est E maintenant ? Je l’avais tout à l’heure trouvé en D, mais y est-il encore ? une autre intuition ne peut-elle pas me le montrer aussi bien en M ou en N ? et D lui-même n’a-t-il pas changé[1] ? Aucune intuition ne m’assure plus que le sujet dans lequel je trouve maintenant l’attribut E est le même sujet que celui où je l’avais primitivement trouvé, de sorte que je ne suis nullement certain de faire repasser la synthèse sur les traces de l’analyse, ce que la méthode exige. Il n’y a que la mémoire qui m’assure que D n’a pas changé de nature et que E est encore en lui. Il me faut donc une caution pour ma mémoire, et ce n’est qu’à condition que cette caution existe que la science sera possible : « Les sceptiques n’auraient jamais douté s’ils avaient connu Dieu comme il faut… La connaissance des athées n’est pas une vraie science, car elle peut être rendue douteuse. »

Pour une fois, et par un effort héroïque, nous pouvons pousser la

  1. Cf. Regulæ ad directionem ingenii, Reg. VII. Nous avons cru pouvoir développer ici la pensée de Descartes, telle que nous la comprenons. Dans les Règles pour la direction de l’esprit, il se défie de sa mémoire (memoriæ infirmitati continuo quodam cogitationis motu succurrendum esse dicimus) ; mais il croit pouvoir s’y fier quand l’intervalle de temps entre le souvenir et son objet est rendu très court, presque nul par une énumération rapide (donec a prima ad ultimam tam celeriter transire didicerim, ut fere nullas memoriæ partes relinquendo, rem totam simul videar intueri). Mais ce ne sont là que des apparences : videar, fere ; si la mémoire en soi est incertaine, elle rend incertaine toute connaissance qu’elle sert à acquérir, si peu qu’elle y serve. La vérité apparut plus tard à Descartes. La théorie de la discontinuité du temps, qui nécessite à chaque instant de la part de Dieu un acte créateur, lui fit apercevoir l’infirmité radicale de toute mémoire, l’incertitude dès lors de toute connaissance discursive (ce qu’il soupçonnait déjà certainement), par conséquent l’incertitude de toute régression synthétique et la nécessité d’assurer sur Dieu l’édifice entier de la connaissance humaine.