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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/85

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TARDE. — la statistique criminelle

vient une cause restrictive des instincts de chicane, qui n’agit point dans la vie civile et qui seconde efficacement dans la classe des commerçants la compression salutaire des tribunaux. Les commerçants vivent d’une vie à eux, se connaissent, se fréquentent, s’empruntent réciproquement les recettes et les pratiques jugées les meilleures et mises à la mode, notamment la pratique de transiger et d’éviter le plus possible les démêlés judiciaires. Chez eux, par suite, outre cet entrecroisement de rayonnements imitatifs innombrables et diffus qui constitue la vie ordinaire, circule une action imitative directe d’un genre spécial qui a ses voies spéciales de transmission, plus rapides et plus aisées. Celle-ci est à l’autre ce que l’électricité dynamique est à la chaleur. Si, par exemple, il faut un siècle pour faire sentir aux plaideurs civils la folie de plaider, il suffira de quelques années pour pénétrer de cette vérité les plaideurs commerçants[1].

Ceci nous amène incidemment à donner la raison pour laquelle le jury, corps électif sans cesse renouvelé, composé de gens qui ne se connaissent pas, ou plutôt entité purement nominale qui comprend autant de jurys distincts étrangers les uns aux autres qu’il y a d’affaires criminelles, se montre à l’épreuve incapables de progrès, tandis que la magistrature vient de révéler sa perfectibilité continue. C’est que la magistrature est bien plus encore que nulle catégorie de commerçants ou d’industriels un corps véritable, formé de membres solidaires, où la circulation imitative des initiatives jugées heureuses est prompte et constante, où le trésor des habitudes nées de la sorte et enracinées par esprit de corps sous le nom de jurisprudence, s’enrichit sans cesse et se transmet fidèlement aux successeurs. Si la contagion de l’exemple, en effet, est un danger, elle est en même temps le seul espoir des sociétés[2] et, là où manque la facilité

  1. Le rapport signale le fait que « les jugements rendus par les tribunaux spéciaux de commerce sont plus souvent confirmés que ceux qui émanent des tribunaux civils jugeant commercialement ; » mais il a oublié de rappeler que les jugements émanés des tribunaux civils jugeant commercialement sont moins souvent frappés d’appel.
  2. Au point de vue des inconvénients, notons la mode, qui s’est introduite et rapidement propagée dans les tribunaux, d’envoyer les jeunes prévenus dans des maisons de correction. On usait peu d’abord de cette faculté ; vers 1826, le nombre de ces envois était de 98 par an ; il a fini par atteindre le chiffre annuel de 2,542. Le trésor a dû s’en effrayer. — Autre exemple. D’un ressort à l’autre, la proportion des arrêts confirmatifs en matière civile est très différente. En résulte-t-il, comme le veut le rapport, « que le degré de certitude des jugements n’est pas le même partout, ou que l’esprit processif des habitants de certaines régions les conduit souvent à former des appels téméraires ? » La première cause est assez invraisemblable. Quant à la seconde, il est facile de voir, en regardant les tableaux et les cartes, si les populations des ressorts les plus confirmatifs sont en même temps les plus processives. Or