Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XV.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
TARDE. — la statistique criminelle

bonifiante de l’instruction secondaire et surtout supérieure n’est pas douteuse. La preuve en est dans la très faible contribution des professions libérales, des classes lettrées, au contingent criminel de la nation : résultat, remarquons-le, qui n’est pas dû à la richesse relative de ces classes, car la moins riche, celle des agriculteurs, partage avec elle ce privilège pour quelque autre cause à rechercher (probablement parce qu’elle est la plus laborieuse), et la classe des commerçant, la plus riche peut-être de toutes, présente le phénomène inverse. Ce n’est pas non plus la foi religieuse qui agit plus fort sur les classes plus instruites. Elle agit sur elles beaucoup moins. Ce n’est pas enfin qu’elles aient une énergie plus grande au travail ; à cet égard, la classe des commerçants et des industriels l’emporte sur elles, autant que la classe agricole sur celle-ci. C’est donc, je crois, à leur instruction poussée à un certain degré ou plutôt à leur éducation d’une certaine nature qu’il faut attribuer leur moralité relative.

Il est remarquable que l’influence moralisatrice du savoir commence au moment où il cesse d’être un outil seulement et devient un objet d’art. Si l’instruction donc venait à n’être que professionnelle, si elle cessait d’être esthétique, sinon classique, elle perdrait sans nul doute sa vertu d’ennoblissement. Pourquoi ? Parce que le bien ne saurait être conçu que comme l’utile social ou le beau intérieur, et que, de ces deux seuls fondements de la morale (tout commandement divin étant écarté), le premier, le fondement utilitaire, implique nécessairement le second ; car, dans les conflits si fréquents de l’intérêt général et de l’intérêt particulier, sur quoi s’appuiera l’individu pour sacrifier celui-ci à celui-là, pour aimer celui-là plus que celui-ci ? Uniquement sur l’amour du beau, dès longtemps cultivé en lui par une éducation appropriée, et sur la persuasion qu’il s’embellit intérieurement par ce sacrifice, loué ou non, connu de tous ou seulement de lui-même. Ce motif suffirait pour recommander à l’avenir les études littéraires, l’art et aussi bien les spéculations philosophiques, toutes choses qui, en intéressant l’homme à son objet pour cet objet, le désintéressent de lui-même et lui révèlent au fond de ce désintéressement son suprême intérêt, au fond de l’inutile le beau. Quand il a appris à connaître certaines impressions délicates, il y prend goût, et ce désir de les retrouver lui fait repousser les satisfactions basses qui lui en fermeraient le chemin. Car, si la haute culture moralise, c’est que la moralité est la première condition sous-entendue de la haute culture, comme la première condition de la flore alpestre est un air pur. Je sais qu’ils sont rares, ceux qui font le bien par amour de l’art, les esthéticiens de la morale, les nouveaux