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problème, il se tourne vers la physiologie, « en laquelle seule on peut, dit-il, trouver le fondement et l’explication de la mémoire ». La possibilité, la probabilité, la réalité, suivant ses expressions, des traces ou résidus organiques laissés dans le cerveau, voilà où il se flatte d’avoir enfin trouvé la raison permanente de la mémoire, raison non plus inconnue, mais connue, grâce à la physiologie.

De toutes nos facultés, la mémoire est celle qui depuis longtemps a paru la plus étroitement liée à certaines conditions organiques. De combien de manières n’est-elle pas manifestement atteinte et altérée par tout ce qui atteint et altère le cerveau ?

On peut à la rigueur admettre la possibilité, sinon la réalité, de traces quelconques ou résidus déposés par chaque fait mental sur les fibres ou cellules du cerveau, malgré la difficulté de concevoir comment s’y casent, s’y superposent et s’y accumulent ces innombrables empreintes ; mais une difficulté plus grande encore est de comprendre qu’elles puissent s’y conserver, sinon toutes, au moins un grand nombre, sans s’altérer, pendant des années, pendant toute la durée des vies humaines, depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, en dépit des changements et des altérations dont nul composé matériel n’est exempt. Comment croire par exemple, avec M. Richet, qu’elles ont la vertu de modifier « d’une manière indélébile la constitution de la cellule nerveuse psychique[1] » ? Même en faisant toutes ces concessions et en accordant que toutes ces conjectures sont des réalités, on n’en est encore qu’aux conditions organiques de la mémoire, et non à la mémoire elle-même, et au rappel des idées. Réussirait-on à définir en quoi consistent ces imperceptibles résidus, on ne réussirait pas davantage, comme dit M. Renouvier, à les convertir intelligiblement en mémoire[2]. M. Rabier n’y réussit pas mieux que tous les autres, bien qu’il imagine d’avoir recours, en désespoir de cause, à ce qu’il appelle des habitudes physiologiques pour suppléer à l’insuffisance des habitudes psychologiques dans l’explication de la mémoire.

Figurons-nous, si l’on veut, que tous ces résidus soient de véritables empreintes dans le cerveau, des sortes de mots ou d’images bien nets et distincts, et même indélébiles ; figurons-nous que le cerveau tout entier soit semblable à un registre ouvert où demeureraient consignées toutes nos pensées. Ni ces caractères, ni ce registre ouvert ne nous aideraient à comprendre comment nous retrouvons nos idées passées. Il faut encore des yeux, c’est-à-dire un esprit

  1. Origines et modalité de la mémoire, Revue philosophique, 1er juin 1886.
  2. Psychologie rationnelle, 1, vol. , p. 246.