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Nous pouvons conclure de là que le sentiment de la bienveillance a plusieurs degrés de développement : la pitié qui empêche les actes par lesquels on inflige une douleur physique ; la pitié qui empêche les actes qui peuvent causer une douleur morale ; la pitié qui nous pousse à adoucir les douleurs dont nous sommes témoins ; la bienfaisance, la générosité, la philanthropie, qui nous font nous occuper avec plaisir de ce qui peut non seulement apaiser des douleurs actuelles, mais même prévenir des douleurs futures et rendre moins triste l’existence des malheureux. Les deux premières manifestations sont négatives, c’est-à-dire qu’elles consistent dans l’abstention de certains actes ; les autres n’impliquent pas une omission, mais une action. Maintenant on peut voir tout de suite le côté faible de la théorie selon laquelle les actes criminels sont reconnaissables à leur caractère d’être en même temps immoraux et nuisibles à la communauté. En effet, ce double caractère se trouve parfaitement dans le manque de bienveillance ou de pitié positive, par laquelle on tâche d’adoucir les souffrances d’autrui. On peut nuire beaucoup par le refus de soulager un malade, de secourir un pauvre, ce qui en même temps révèle peu de développement des sentiments altruistes. Mais pourtant l’opinion publique d’aucun pays ne désignera ces individus comme des criminels. Pourquoi ? Parce que l’idée du crime est associée à une action qui n’est pas seulement nuisible, qui n’est pas seulement immorale, mais qui encore décèle l’immoralité la plus frappante, c’est-à-dire la moins ordinaire, donc la violation des sentiments altruistes dans la mesure moyenne possédée par toute une population, mesure qui n’est pas celle du développement supérieur de ces sentiments, privilège de cœurs et d’esprits rares, mais bien celle de la première phase de ce développement, celle que l’on pourrait appeler rudimentaire. C’est pourquoi il n’y a que la pitié dans ses formes négatives, qu’on retrouve chez presque tous les individus appartenant aux races supérieures de l’humanité, ou aux peuples en voie de civilisation. Il s’ensuit que le fait anormal, auquel se rattache l’idée du crime, ne peut être que la violation du sentiment qui s’oppose à ce que nous soyons la cause volontaire d’une souffrance.

Oui, mais comme nous l’avons dit, il n’y a que le premier degré de la pitié qui soit devenu presque universel, c’est-à-dire la répugnance pour les actes qui produisent une douleur physique. Quant à ceux qui sont la cause d’une douleur morale, il faut distinguer. Il y en a dont l’effet dépend surtout de la sensibilité de la personne qui en est l’objet. La même injure qui affecte douloureusement un homme bien élevé, laisse un rustre presque indifférent. La puissance