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être engendrés par le processus décrit plus haut, c’est supposer qu’il n’y a pas de conditions fixes du bien-être social. Cependant, si les formes temporaires de conduite nécessitées par les besoins sociaux font naître des idées temporaires du juste et de l’injuste, avec des excitations de sentiments correspondants, on peut en inférer avec clarté que les formes permanentes de conduite nécessitées par les besoins sociaux, feront naître des idées permanentes du juste et de l’injuste, avec les excitations du sentiment correspondant ; et, ainsi, mettre en question la genèse de ces sentiments, c’est révoquer en doute l’existence de ces formes. Or qu’il y ait des formes permanentes de conduite, personne ne le niera, pourvu qu’on veuille comparer les codes de toutes les races qui ont dépassé la vie purement prédatrice. Cette variabilité de sentiments signalée plus haut n’est que l’accompagnement inévitable de la transition qui conduit du type originel de la société, adopté par l’activité destructive, au type civilisé de la société, adopté par l’activité pacifique. » Ces derniers mots du plus grand philosophe contemporain nous aideront à répondre à une objection toute faite : Comment pouvez-vous citer le sentiment de pitié comme instinctif à l’humanité, en oubliant ce que vous-même nous avez dit plus haut à propos du parricide autorisé en certains cas par les coutumes de plusieurs peuples anciens, du brigandage, de la piraterie, du pillage des navires naufragés, dont on trouve des traces à une époque plus récente dans notre race européenne qui déjà n’était plus sauvage, de la vente des enfants tolérée en Chine, de l’esclavage qui vient à peine de disparaître en Amérique, enfin des horribles supplices du moyen âge et des cruautés sans nombre des chrétiens contre les hérétiques et les Arabes, des Espagnols contre les indigènes de l’Amérique ? Comment expliquer que la légende raconte sans frémir et sans obscurcir le caractère chevaleresque de son héros, l’histoire du festin de cannibale de Richard Cœur de Lion pendant la croisade[1] ?

Il n’y a pourtant pas de contradiction, et l’explication ne se fera pas attendre. Nous avons montré quels sont les objets auxquels peut s’étendre le sentiment de la pitié : ce sont nos semblables. Nous avons même ajouté que l’on a commencé à considérer comme ses semblables les hommes de la même tribu, ensuite ceux d’un même peuple, plus tard tous ceux que réunissait une foi, un langage, une

  1. « On tue un jeune Sarrasin frais et tendre, on le cuit, on le sale, le roi le mange et le trouve très bon… Il fait décapiter trente des plus nobles, ordonne à son cuisinier de faire bouillir les têtes, et d’en servir une à chaque ambassadeur, et mange la sienne de bon appétit. » (Taine, De la littérature anglaise, t.  I, ch.  ii, § 7.)