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naissance, exerçant le métier de chirurgiens, sévir impitoyablement sur le corps d’un malheureux malade, sans en écouter les cris, sans s’attendrir à ses frémissements douloureux ? Ce sont pourtant des gens incapables de faire le moindre tort à qui que ce soit, et pour l’exécution de leurs cruelles opérations on les recherche, on les paye, on les loue, on les remercie. On se gardera bien pourtant de conclure de là que la pitié n’est pas un sentiment moral et fondamental de la nature humaine. Pourquoi cela ? Parce que le but de cette opération douloureuse n’étant pas le mal, mais le salut du patient, la pitié qui retiendrait la main du chirurgien serait puérile et absurde. La vraie pitié mue par la représentation de la douleur future du patient, et de sa mort certaine dans le cas que l’on ne l’ait pas opéré, surpassera la représentation trop vive de sa douleur présente et passagère.

C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour juger de certaines coutumes atroces des peuples primitifs dont on retrouve les traces parmi les sauvages.

Quelquefois c’était le salut de l’agrégation (comme dans les sacrifices humains), quelquefois c’était le bien de la victime même (c’était le cas des parents vieux tués publiquement par leurs enfants). La superstition empêchait toute révolte ; la répugnance individuelle devait se cacher en présence d’un devoir social, religieux ou filial. C’est par des raisons analogues, que l’on justifie aujourd’hui au Dahomey, comme autrefois au Pérou, les sacrifices funéraires et que Agamemnon et Jephté immolèrent leurs filles. Ce sont des préjugés patriotiques ou religieux, des usages traditionnels qu’on explique par la nécessité de la sélection, par la prévention d’un accroissement excessif de la population, qui ont fait tolérer l’infanticide au Japon, en Chine, en Australie, au Paraguay, dans l’Afrique australe, l’avortement volontaire dans plusieurs tribus de la Polynésie, et qui, d’après la loi de Lycurgue, faisaient périr tous les enfants faibles ou mal conformés. Il ne s’agit donc pas de cruauté instinctive, mais d’institutions sociales auxquelles l’individu ne pouvait résister, quelle que fût sa répugnance. Ce n’est que la cruauté nuisible que l’altruisme défend, et ce que l’on aurait cru nuisible dans ce pays, c’était précisément de ne pas exécuter ces actes de cruauté considérés comme nécessaires.

De toutes les horreurs autorisées par les lois des peuples dont nous avons parlé, il ne reste donc que le cannibalisme par gourmandise, le droit des chefs et des guerriers de tuer un homme par un pur caprice, pour le désir de montrer leur adresse, d’essayer leurs armes ; enfin des actions cruelles qui, n’étant aucunement imposées