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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/29

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GAROFALO.le délit naturel

par des préjugés religieux ou patriotiques, ou par des institutions ayant un but économique et social, ne peuvent s’expliquer que par l’absence totale du sentiment de pitié.

Mais il n’y a que très peu de peuplades parmi lesquelles subsistent de pareils usages : les Fidjiens, les Néo-Zélandais, les Australiens, quelques tribus de l’intérieur de l’Afrique… Ce sont des exceptions qui confirment la règle, des anomalies sociales, qui, vis-à-vis de l’espèce humaine, représentent ce que les anomalies individuelles sont vis-à-vis d’une race ou d’une nation.

Nous en avons assez dit à ce sujet, et nous croyons pouvoir affirmer maintenant qu’il existe un sentiment rudimentaire de pitié, possédé par toute l’espèce humaine (à quelques exceptions près) sous une forme negative, c’est-à-dire d’abstention de certaines actions cruelles ; — et que l’opinion publique a toujours considéré comme des crimes les violations de ce sentiment nuisibles à la communauté, ce qui en a fait toujours excepter la guerre et les actes de cruauté ordonnés ou provoqués par des préjugés religieux ou politiques, ou par des institutions sociales et traditionnelles.

Passons à la forme la plus marquée de l’altruisme, c’est-à-dire à ce sentiment qui se détache d’une manière plus tranchée des sentiments égo-altruistes : je veux dire le sentiment de la justice. « Il ne consiste pas évidemment, nous dit Spencer, en représentations de simples plaisirs ou de simples peines que les autres éprouvent ; mais il consiste en représentations de ces émotions que les autres ressentent quand on empêche ou qu’on laisse manifester en eux, réellement ou en perspective, les activités par lesquelles les plaisirs sont recherchés et les peines écartées. Le sentiment de la justice est ainsi constitué pour la représentation d’un sentiment qui est lui-même hautement représentatif… La limite vers laquelle marche ce sentiment altruiste supérieur est assez facile à discerner… c’est l’état dans lequel chaque citoyen, incapable de supporter toute autre restriction de sa liberté, supportera cependant volontiers les restrictions de cette liberté, nécessitées par les réclamations d’autrui. Bien plus, il ne tolérera pas seulement cette restriction, il la reconnaîtra et l’affirmera spontanément. Il sera sympathiquement plein de sollicitude pour l’intégrité de la sphère d’action des autres citoyens, comme il l’est pour l’intégrité de la sienne propre, et il la défendra contre toute attaque, en même temps qu’il s’interdira lui-même de l’attaquer. » Le sentiment de la justice, à un degré si élevé, est ce qu’on est convenu d’appeler délicatesse. On comprendra facilement qu’un sentiment si complexe ne peut être possédé parfaitement que par des natures privilégiées. Quoique l’idée de la justice soit très développée