Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXIII.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
GAROFALO.le délit naturel

cas. Ce qui fait que la société ne peut s’alarmer beaucoup des fraudes de ce genre et qu’elle ne les range pas parmi les actions nuisibles. Enfin, l’on ne saurait oublier que la probité est un sentiment beaucoup moins enraciné que la pitié, beaucoup plus détaché que ce dernier de notre organisme ; beaucoup moins instinctif et beaucoup plus variable selon nos raisonnements et nos idées particulières. Il dérive, bien moins que la pitié, de l’hérédité naturelle, bien plus que la pitié, de l’éducation et des exemples du milieu ambiant. Ce qui fait qu’il est de la dernière difficulté de tracer une ligne de démarcation entre la probité commune et la probité supérieure, la délicatesse, ce sentiment noble et idéal de la justice dont nous avons donné un aperçu.

Lorsqu’on pense à l’extrême tolérance qu’on a pour les contrefaçons industrielles, pour la mauvaise foi dans la vente de chevaux, d’objets artistiques, etc. ; pour les profits indus, qui sont la principale ressource de plusieurs classes très nombreuses, on est quelquefois tenté de douter de l’existence même du sentiment de probité dans la majorité de la population. La duplicité, la déloyauté, l’indélicatesse sont tellement communes qu’une tolérance réciproque est devenue indispensable. De là une limitation forcée du cachet d’improbité aux formes les plus grossières et les plus évidentes d’attaque à la propriété ; mais ce cachet existe également qu’il s’agisse d’objets, de biens, de propriété littéraire ou industrielle. C’est ainsi que, quoique les lois ne menacent de peines graves qu’une seule espèce de contrefaçon, celle de la monnaie, — le sens moral n’en sera pas moins révolté en apprenant qu’une contrefaçon industrielle quelconque enrichit tout le monde, excepté l’auteur du procédé dont on s’est emparé malgré lui. Sans doute, le fait d’un danger social infiniment plus grave dans le premier cas n’est pas sans influence pour l’opinion publique, néanmoins elle reconnaîtra le même caractère d’improbité à ces deux sortes de contrefaçons, quoique l’une d’elles soit punie des travaux forcés, pendant que l’autre n’est punie que d’une amende. — Vice versa, et malgré les plus beaux raisonnements, on ne nous fera jamais sentir la même répugnance pour le contrebandier et pour celui qui profite de la contrebande, que pour le voleur et pour celui qui recèle ou achète des objets volés. C’est que, somme toute, dans le premier cas, on ne fait que se soustraire au payement d’une taxe, que refuser de déposer son argent dans les caisses de l’État ; or, ne pas contribuer à enrichir quelqu’un, c’est bien différent de le dévaliser. On aura beau flétrir la contrebande, cela n’empêchera pas les plus honnêtes gens de fumer des cigares de la Havane dont les droits n’ont pas été payés à la Douane.