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essentiel des choses comme le médecin connaît l’état sain d’un organe et le distingue de l’état morbide. Sans doute, à considérer l’ensemble des choses, le fait se confond toujours avec le droit ; mais, à prendre les choses à part, leur fonctionnement isolé peut être conçu autre et meilleur qu’il n’est. Spinoza a pu construire sans contradiction une morale et une politique idéales. Des lois idéales distinctes des faits réels peuvent donc être formulées par le déterministe tout comme par le partisan du libre arbitre. La formule et la représentation directe de cet idéal peuvent même avoir sur la pratique d’heureux résultats. Selon la vue profonde de M. Fouillée, la contemplation des lois idéales excite les hommes à réaliser ces lois et le réel se conforme ainsi de plus en plus à l’ordre idéal.

Quelles seront donc les lois idéales qui résulteront pour l’homme de la possession de l’intelligence ? La haute valeur de l’intelligence la fait respectable par elle-même et rend respectables les êtres qui la possèdent. Or, tous les hommes possèdent également la raison. Selon la doctrine constante de l’école, leurs inégalités sont accidentelles et ils sont égaux dans le fond de leur nature, puisque tous participent à la même intelligence et sont en possession des mêmes lois essentielles de la raison. Tous les hommes sont donc également respectables. Ils naissent « égaux en droits », selon la formule de la Constituante. Une égalité politique absolue semble donc devoir découler de cette égalité de raison ; mais alors l’anarchie la plus complète ne peut manquer de régner dans cette société où personne ne doit commander. — Dira-t-on que l’anarchie n’est pas à craindre, car dans la société idéale tous les hommes doivent obéir aux lois de la raison, que dès lors tous obéiront sans que personne commande comme tous les géomètres obéissent aux lois mathématiques sans qu’aucun d’eux songe à crier à la tyrannie ? Nous demanderons alors si cet état idéal est jugé véritablement possible, en tout cas, s’il est réel et s’il ne faut pas établir les lois de l’état transitoire où nous nous trouvons. Que pourront être ces lois ? Des lois de liberté ou des lois de contrainte ? Des lois d’inégalité ou des lois d’égalité ? Examinons. En fait, les hommes idéalement égaux par leurs puissances intellectuelles sont inégaux par l’actualisation de ces puissances ; les uns se trompent, les autres doutent, quelques-uns sont dans le vrai. Peut-on dire que ceux dont l’erreur est sûre ont les mêmes droits que ceux qui possèdent certainement la vérité ? Évidemment non. Si l’intelligence est la raison du droit, personne n’a le droit de professer le faux reconnu comme tel, ni même de poser en question une vérité démontrée. Qui oserait sérieusement soutenir que la raison donne le droit de nier que 2 et 2 font 4 ou de poser comme douteux que les