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FONSEGRIVE.conséquences sociales du libre arbitre

que l’Humanité kantienne est identique à la Divinité de l’ancienne métaphysique. Kant appelle homme le législateur moral que saint Thomas et Leibnitz appelaient Dieu. Mais ce législateur kantien n’est ni plus ni moins transcendant que l’autre ; il n’est ni vous, ni moi ; de ce qu’il est respectable, il ne s’ensuit pas que nous le soyons.

Quoi qu’il en soit, de l’aveu même de Kant, ce n’est pas seulement parce qu’une maxime d’action est librement posée qu’elle est bonne et obligatoire, c’est aussi parce qu’elle est raisonnable. Or, ce qui fait l’humanité respectable c’est qu’elle est l’agent du devoir. Donc ce qui dans l’humanité contribue à réaliser le devoir n’est qu’un élément de sa respectabilité. Le libre arbitre (temporel ou phénoménal, peu importe) n’a donc par lui-même aucun droit au respect qui est dû à l’humanité. Il est respectable quand il s’unit à la raison, il ne l’est plus quand il se sépare d’elle. Par suite le seul droit qui dérive de la possession du libre arbitre c’est de faire le devoir. Nous avons le droit d’accomplir notre devoir, nous n’avons pas le droit de nous y soustraire. Nous avons le droit de bien faire et non celui de mal faire. Le devoir seul est l’origine du droit et tout droit se rapporte à un devoir.

Ces propositions paraissent incontestables à un point de vue purement moral. Si elles l’étaient aussi à un point de vue social, les partisans du déterminisme et du libre arbitre aboutiraient les uns et les autres à des conséquences identiques, et la solution de la question métaphysique du déterminisme et de la liberté n’aurait aucune importance pour la législation pratique. De même, en effet, que le déterminisme admet que toute opinion fausse ou dangereuse doit être proscrite, de même les partisans du libre arbitre admettraient que toute action mauvaise doit être empêchée. Ce serait la légitimation de toutes les lois les plus oppressives et les plus tyranniques.

Voyons donc si le libre arbitre a en lui-même quelque dignité propre qui mérite le respect. Sans doute le libre arbitre n’a de valeur que par rapport au devoir, mais sans le libre arbitre le devoir lui-même ne saurait être accompli. C’est une conséquence admise, même par les déterministes, que si le libre arbitre existe, l’ordre qu’il crée est un ordre moral complètement séparé de l’ordre physique, sensible et même purement intellectuel. C’est par la liberté de son arbitre que l’homme réalise l’ordre moral. Toute diminution par conséquent, toute entrave apportées du dehors à la franchise de ce pouvoir diminuent par là même la valeur morale du monde. Or, tous les partisans du libre arbitre admettent que la valeur morale du monde est incomparablement supérieure à toutes les autres. Quels que soient donc les risques de mal faire où soit exposé le libre