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PICAVET.le phénoménisme et le probabilisme

empêchez-vous de faire, à propos de choses obscures, ce que vous faites à propos de choses évidentes[1] ?

Non seulement la dialectique ne défend pas les Stoïciens contre le sorite, mais encore, semblable à Pénélope, elle détruit elle-même ce qu’elle a établi[2] ; comme le polype, elle dévore ses propres bras[3]. Le fondement de la dialectique, c’est que tout jugement est vrai ou faux[4]. Or si vous affirmez que vous mentez et que vous disiez vrai, vous appelez vrai le mensonge[5] !

Carnéade, se plaçant ensuite au point de vue subjectif, établissait de même l’impossibilité de la science. Reprenant la distinction stoïcienne, acceptée par Arcésilas, de la science et de l’opinion, il disait qu’on ne peut être sage avant de s’être fait une conviction ; mais, pendant qu’on se décide, on est encore ignorant et un jugement porté par un ignorant ne mérite aucune confiance[6].

S’il n’y a rien d’évident en soi, on ne peut pas plus soutenir qu’il y a quelque chose qui devient tel par la démonstration. Qu’une démonstration soit possible sans qu’on ait prouvé qu’elle le soit, c’est ce qu’on ne peut accorder ; car il faudrait pour cela que tous les hommes s’entendissent sur ce point. Il faut donc démontrer la possibilité de la démonstration, et on ne peut y arriver que par une démonstration ou générale ou particulière. Or toute démonstration particulière (εἰδικῆ) en suppose une générale, et ne peut par conséquent nous servir dans le cas que nous examinons ; car elle ne saurait être valable si cette dernière ne l’est pas. Il n’est pas plus possible d’arriver au résultat cherché par une démonstration générale, car c’est précisément la possibilité de la démonstration générale qui est en question ; obscure en elle-même, elle ne peut elle-même se rendre claire ; mais elle a besoin d’être éclaircie et prouvée par autre chose, à moins qu’on ne l’accepte par hypothèse ; or, dans ce cas, il est vrai, il n’y aurait plus besoin de démonstration ; mais on ne pour-

  1. Cicéron, loc. cit. Le sorite fut employé par Arcesilas contre les Stoïciens ; mais il ne devint d’un usage fréquent dans l’Académie qu’avec Carneade. Cf. Cicéron, passim ; Sextus, VII, 416 ; IX, 182 : ἠρώτηνται δὲ καὶ ὑπὸ τοῦ Καρνέαδου καὶ σωριτικῶς τινες, etc.
  2. Acad. pr., II, 30, 95.
  3. Stobée, Floril., 93, 13. — Cf. Plut. (Com. not. 2, 4).
  4. C’est le principe de contradiction sous une forme peu différente de celle que nous lui donnons d’ordinaire.
  5. Cicéron, Acad. pr., II, 30, 95. Carnéade reprend à son compte l’argument des Mégariques. Il ne semble pas cependant que Carneade ait nié le principe de contradiction. Nous lisons en effet, dans le de Fato, où Cicéron s’inspire, par Clitomaque, de Carnéade qu’il a nommé d’ailleurs auparavant : « Tenebitur id… omne enuntiatum aut verum aut falsum esse. » (38.) Cicéron y combat en outre les Épicuriens qui niaient ce principe (voy. passim).
  6. Acad., II, 36, 117.