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religieux du genre humain ne devraient pas avoir survécu aux erreurs grossières dont ils faisaient leur pâture : voilà des siècles que toute tête bien faite devrait être athée. Et pourtant ces besoins subsistent, et ils se déclarent satisfaits par la croyance en une personne divine. Comprendrait-on des mendiants s’obstinant durant des années à demander l’aumône dans un désert ?

Je sais ce que pourra répondre un adversaire. Attendez, dira-t-il ; l’évolution humaine n’a pas dit son dernier mot ; elle ne fait que de commencer. L’irréligion de l’avenir n’est encore qu’une lueur vague d’aurore éclairant d’un rayon douteux quelques cerveaux supérieurs ; mais, patience, et dans quelques siècles, elle sera la religion du commun de l’humanité. La science aura définitivement raison du Dieu-personne comme elle a eu raison des divinités de tribus et des fétiches.

« Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin, » pourra répliquer M. Smith, et, avec lui, ceux qui éprouvent encore des besoins religieux, au sens suranné de l’expression. De fait, le principal argument de l’évolutionnisme, en ces matières, c’est ce qui sera plus tard, ce qui n’est pas encore, ce qui ne sera peut-être pas. Car on accorde qu’aujourd’hui il est encore possible de croire à un Dieu personnel, sans être manifestement convaincu de l’èsescience et d’absurdité. D’ailleurs est-ce bien la science au nom de qui l’on parle ? Quelle science ? La géométrie, la physique, la physiologie ? — Non, elles se récusent. C’est la science de l’évolution des idées religieuses. Mais celle-là, elle est au berceau, et l’on peut, sans lui manquer de respect, dire qu’elle ne fait encore que bégayer. Mettons qu’elle ait trente ans d’existence vraiment scientifique : ce n’est pas un âge à prononcer des oracles ou des arrêts. Attendons qu’elle ait grandi.

Je n’aime pas beaucoup spéculer sur l’avenir, car je crois qu’on n’en peut rien savoir. L’histoire de l’esprit humain est pleine de surprises et de retours. Elle le sera plus encore à mesure que s’affranchira des fatalités naturelles, économiques, sociales, ce que l’homme appelle, provisoirement, la liberté. Qui sait si nous ne sommes pas précisément arrivés au point où l’évolution humaine, confiée désormais à la liberté, cessera de pouvoir être prévue et prédite ? Facteur importun et indisciplinable, la liberté, si faible et si rare qu’elle soit aujourd’hui, parvient, aux yeux de quelques bons juges, à faire échec au déterminisme qui voudrait la dissoudre en ses séries nécessaires d’antécédents et de conséquents ; n’est-il pas possible qu’elle se substitue de plus en plus à ce déterminisme qui se dit toute la science, comme dans le théâtre grec l’idée de la responsabilité morale a lentement supplanté celle de l’antique destin ?

Quoi qu’il en soit, et sans discuter au fond la thèse de notre auteur, on peut maintenir avec lui que la personnalité est un fait dont il n’est pas évident que le déterminisme physiologique ou psychique suffise à rendre compte. S’il en est ainsi, on peut maintenir également que l’évolutionnisme matérialiste n’en donne pas l’explication. Il reste, ou que la personnalité soit un fait singulier, sans analogie, dans un univers impersonnel, ou qu’elle ait son modèle, sa cause peut-être, son idée, dirait Platon, dans une person-