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de certaines théories de Carnéade assez obscures en elles-mêmes et généralement mal comprises.

On s’est demandé assez souvent sans pouvoir répondre d’une manière satisfaisante, comment Carnéade avait pu appliquer à la morale sa théorie de la vraisemblance[1]. Il n’est pas difficile de le déterminer au moins en partie, d’après ce que nous avons dit déjà.

On s’est demandé d’abord à quelle faculté Carnéade attribuait le pouvoir de juger des choses morales. Il semble bien que la perception sensible soit impropre à ce rôle ; aussi Geffers[2] a-t-il conjecturé que Carnéade avait cherché dans l’esprit la source de ces convictions morales. Qu’il en soit ainsi, c’est ce que ne prouve qu’imparfaitement le passage du de Fato où Carnéade maintient contre les Stoïciens l’existence du libre arbitre[3] ; mais il est possible, sans qu’aucun témoignage nous autorise à l’affirmer expressément, que Carnéade ait résolu la question en ce sens ; car il ne faut pas oublier que, comme les Stoïciens, il reconnaissait des représentations sensibles et non sensibles[4], et que sa théorie du probable s’appliquait aux unes comme aux autres.

Il semble que, jugeant par la probabilité la valeur pratique des représentations sensibles ou non, Carnéade ait dû répondre aux dernières questions qu’on se pose en morale en proposant les solutions qui, dans chacun des cas particuliers, lui paraissaient les plus probables. En effet, nous savons, par Sextus, qu’il distinguait ce qui est bien de ce qui est mal, en se fondant sur la probabilité[5] (ἀγαθὸν γὰρ τὶ φάσιν εἶναι οἱ Δκαδημαϊκοὶ καὶ κακὸν — μετὰ τοῦ πεπεῖσθαι ὅτι πινὸνθα ἐστιν μᾶλλον ὅ λέγουσιν εἶναι ἀγαθὸν ὑπάρχειν ἥ τὸ ἐναντίον).

Nous savons encore par Sextus qu’il suivait la même méthode pour déterminer la nature du souverain bien : « Les nouveaux Académiciens, dit Sextus, recherchent quelque fin probable dans la pratique de la vie. » Il n’est pas facile cependant d’établir, avec les documents qui nous restent, la solution acceptée comme la plus probable par Carnéade.

Il y a un art de vivre, disait Carnéade, qui ne peut, pas plus qu’un autre art, se passer d’un but ; la médecine a pour but la santé, l’art du pilote, la navigation : l’art de vivre, la prudence, doit elle-

  1. Zeller, III, i, 516. Maccoll, op. cit., 61.
  2. Geffers, de Arces. success., 20 sqq.
  3. Cf. supra et infra.
  4. Cf. supra. Carnéade eût pu d’ailleurs ne pas se poser la question et s’en tenir à l’expérience, puisque les Stoïciens, ses adversaires, ne distinguaient que par le degré, et non par la nature, la perception sensible et la connaissance rationnelle.
  5. Sextus, Hypotyp., I, 226.