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le droit naturel au collège de france

poraine. Il avoue, dans la préface de la Philosophie du droit civil, qu’il lui était difficile, dans son cours, « d’échapper aux préoccupations et souvent aux émotions du jour, aux allusions en quelque sorte imposées par de récents événements, et il n’ose pas promettre qu’il n’en subsiste aucune trace dans l’œuvre imprimée. Je ne regrette pas, pour ma part, ces infidélités involontaires à un idéal de sobriété scientifique, auquel répugnait le tempérament de l’auteur. Il me plairait peu sans doute de lire un livre de philosophie tout rempli d’allusions aux faits petits ou grands de l’année 1886 ; mais quand les digressions embrassent un long cercle d’années, quand chaque page porte, en quelque sorte, sa date, et une date qui évoque presque toujours un souvenir encore digne d’intérêt, quand enfin tous ces développements, qui ont été pensés ou pour mieux dire qui ont été vécus à diverses époques, ne laissent apparaître entre eux aucune disparate, je connais peu de lectures plus agréables à la fois et plus instructives.

On trouvera peut-être qu’une telle lecture manque parfois de ce qu’on appelle l’actualité ». Des thèses à peu près oubliées y sont longuement discutées, tandis qu’il est fait à peine mention des doctrines plus récentes qui seules aujourd’hui semblent occuper l’attention des philosophes et du public. Le reproche ne serait pas sans fondement ; mais M. Franck a le droit d’en prendre peu de souci. Il n’écrit pas seulement pour la génération présente, et qui sait si les doctrines qui font actuellement le plus de bruit ne passeront pas plus vite encore que celles qu’il s’est attardé à discuter ?

Le professeur ne s’est pas effacé, dans les livres de M. Frank, autant que l’aurait voulu l’auteur : l’homme s’y montre tout entier. Je dirais volontiers deux hommes, car le philosophe est doublé d’un apôtre. La démonstration n’est pas seulement oratoire, comme chez beaucoup de philosophes ; elle a les mouvements et les accents de la prédication. Le fond des idées et des arguments est tout philosophique, mais chaque thèse est l’objet d’une foi passionnée, qui tend à se communiquer dans toute son ardeur comme dans tous ses principes, qui s’indigne contre les thèses contraires et qui craint de n’avoir rien gagné si elle n’a fait que les réfuter, si elle ne les a pas extirpées entièrement des ânes qu’elles empoisonnent. Cette union du philosophe et de l’apôtre n’a rien en soi que de légitime. La passion du second ajoute à la force des arguments du premier ; mais elle peut quelquefois s’en dissimuler à elle-même et en dissimuler aux autres les points faibles. M. Franck est un philosophe trop pénétrant et trop sincère pour ne s’être pas mis en garde contre ce danger : je crains qu’il ne l’ait pas toujours évité. Quelques-unes de ses démonstrations ne peuvent convaincre que ceux qui sont déjà convaincus. D’autres, plus solides, sortent de la juste mesure et, par l’exagération même de la pensée ou de l’expression, semblent plus d’une fois se contredire.

L’écueil est surtout dangereux dans les questions de droit naturel. Le droit repousse toute passion ou plutôt il n’en connaît qu’une seule, la