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passion même du droit, le respect impartial et désintéressé d’une justice égale pour tous, indifférente au bien et au mal, à la vérité et à l’erreur, chez toute personne et dans tout acte où elle reconnaît l’empreinte sacrée d’un droit. L’esprit élevé et sincèrement libéral de M. Franck accepte pleinement cette suprême indifférence des idées pures de droit et de justice. L’idée de la liberté a été l’inspiration constante de son enseignement et de ses écrits, et s’il a toujours repoussé l’utopie d’une liberté illimitée, il n’admet pas davantage la thèse chère à toutes les tyrannies de la « liberté du bien ». L’ardeur de son apostolat sait le plus souvent se dégager de toute intolérance. Elle s’en dégage absolument dans l’établissement des purs principes. Mais peut-être, dans l’application, ne se défend-elle pas toujours contre certains entraînements, auxquels n’a résisté aucun apôtre. Je ne retrouve plus le ferme libéralisme de l’auteur dans cette page des Rapports de la Religion et de l’État où il flétrit la tolérance excessive du gouvernement des États-Unis pour ce qu’il appelle le fanatisme et le charlatanisme des sectes et où il lui reproche, comme une de ses plus grandes hontes, « d’avoir laissé subsister pendant plus d’un demi-siècle, sur son territoire, sous son drapeau, sans aucun moyen de la dissoudre ni de prévenir son existence, une secte qui outrageait les lois non seulement de l’État, mais de la morale universelle, une secte qui péchait hautement la polygamie et la pratiquait avec une impudence à peine croyable. » Je reprocherais plutôt, pour ma part, à la République américaine, en ce qui concerne les Mormons, une intolérance qui m’est doublement odieuse, parce qu’elle est une intolérance et parce qu’elle n’est exempte ni d’hypocrisie ni de calculs intéressés[1].

Ces défaillances du libéralisme sont rares chez M. Franck. Là n’est pas l’écueil le plus ordinaire de ce zèle d’apôtre qu’il apporte dans les questions de droit naturel, comme dans les autres parties de la philosophie. Je le trouverais plutôt dans une tendance constante à sortir des limites du pur droit naturel pour traiter dans toute leur étendue et sous tous leurs aspects toutes les questions sociales. Le droit naturel ne relève que de la raison abstraite. Il craint l’intrusion de la sensibilité, non seulement parce que la sensibilité est difficilement impartiale, mais parce qu’elle n’est pas à sa place dans l’étroit et froid domaine où il est condamné à se renfermer. Un tempérament d’apôtre, tel que celui de M. Franck, s’accommode mal de cette exclusion. Il est trop philosophe, d’un autre côté, pour ne pas discerner quel ordre de questions est légitimement ouvert à la sensibilité. Il concilie le besoin de lui faire appel avec la rectitude philosophique en élargissant sans scrupule la sphère du droit naturel. Il ne pouvait se dispenser, dans la Philosophie du droit civil, de débuter par une théorie générale du droit ; mais il s’y arrête peu et il

  1. Voir, pour ces calculs, un très intéressant article de M. C. de Varigny dans la Revue bleue du 24 juillet 1886 : les Mormons en 1886. la polygamie aux États-Unis.