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ANALYSES.ch. letourneau. L’évolution de la morale.

trop souvent à exterminer les races humaines attardées, mais celles-ci n’en sont pas moins les vivants portraits de ses ancêtres. » De là l’utilité de l’ethnographie générale pour la reconstitution de l’évolution humaine. « Bien des faits qui, isolément cités dans les récits historiques, nous semblent étranges, monstrueux, ridicules, s’expliquent quand on peut les rapporter à des survivances morales, legs des âges écoulés. Prenons quelques exemples. Agamemnon sacrifie sa fille Iphigénie pour obtenir un bon vent « l’heureux vent du départ », comme dit Lucrèce, Cet acte nous paraît absurde et atroce, il l’est en effet, mais nous sommes moins surpris, quand nous nous rappelons que, d’une part, dans toutes les sociétés sauvages, la vie des filles est une quantité négligeable et que, d’autre part, les dieux primitifs sont presque toujours altérés de sang, comme leurs adorateurs ; qu’enfin l’homme, mal dégagé de l’animalité ou simplement barbare encore, raisonne le plus souvent à la manière des enfants et ne connaît pas la pitié. Le voyageur anglais Hutton nous explique Agamemnon, en nous racontant que, dans l’Achanti, on a imaginé d’empaler des jeunes filles vierges « pour remédier à la stagnation du commerce…., etc. ». M. Letourneau cite divers faits analogues et indiquant un même état mental.

Ainsi l’ethnographie générale nous donne les moyens d’embrasser, par la considération des faits actuels, l’évolution des faits passés. Mais les causes de cette évolution ne se trouvent pas seulement dans les conditions sociales, elles se trouvent aussi dans les conditions physiologiques. On ne peut et on ne doit, d’après M. Letourneau, « commencer aujourd’hui une histoire de l’évolution de la morale sans rappeler d’abord les principales propriétés de la cellule nerveuse. » Nous trouvons donc un chapitre consacré à l’origine des penchants moraux expliquée par la physiologie. L’auteur résume ainsi son opinion : « Les cellules nerveuses sont, par excellence, des appareils d’imprégnation. Chaque courant d’activité moléculaire qui les traverse y laisse une trace plus ou moins réviviscente. Par une réitération suffisante des actes ces traces s’organisent, se fixent, même se transmettent héréditairement, et à chacune d’elles correspond une tendance, un penchant, qui se manifestera à l’occasion et contribuera à constituer ce qu’on appelle le caractère. Étudiant ensuite l’instinct chez les animaux, M. Letourneau est amené à en reconnaître la variabilité, de là une nouvelle donnée qui s’ajoute à la première, c’est que ces tendances organisées, ces instincts, résultat des traces enregistrées par la cellule nerveuse, peuvent être troublées et détruites par le dressage, et que de nouvelles tendances peuvent être artificiellement suscitées, selon les lois naturelles. Et, dans le chapitre suivant, après quelques pages sur la morale des animaux, l’auteur examine l’origine des penchants moraux chez l’homme et termine ainsi ses considérations préliminaires : « Essentiellement l’homme ne diffère pas des animaux supérieurs. Sa structure anatomique et sa vie physiologique sont identiques à la leur ; mais ses centres nerveux conscients peuvent acquérir un plus haut degré de déve-