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mer mer et les haïr ; on ne peut même plus les concevoir…, la morale métaphysique est… simplement l’ombre de la morale religieuse, et sur laquelle elle s’est modelée et elle est loin d’avoir eu l’énorme influence de cette dernière. Le gros bon sens n’y mord point : c’est une morale de dilettanti. »

La morale utilitaire et transformiste à laquelle est consacré le dernier chapitre de l’ouvrage commence à peine à être reconnue, cependant elle a sa base dans les nécessités mêmes de la vie sociale : « Dès que les hommes s’assemblent, une éthique quelconque résulte de leur association même ; pas n’est besoin d’investiture sacrée. En tout temps et en tout lieu, dès que les agglomérations humaines ont mérité le nom de sociétés, elles ont adopté et formulé des règles morales sans lesquelles elles se seraient ou détruites ou dissoutes… D’ailleurs, dès le principe, une influence puissante poussa la morale dans la voie du progrès ; cet aiguillon fut la rivalité incessante entre les différents groupes ethniques, ce que Darwin a appelé la concurrence vitale. La tribu dont la morale était si peu que ce fût supérieure à celle des tribus en compétition avec elle avait plus de chances dans la lutte pour l’existence. » La morale s’est ainsi développée peu à peu selon les principes de l’évolution, et M. Letourneau se rattache à la théorie de Spencer sur l’organisation et l’hérédité morales. Mais nous avons encore bien des progrès à faire, par exemple l’accroissement de la fraternité des peuples, l’émancipation de la femme, la substitution au salariat d’un autre type social, etc. M. Letourneau a confiance dans l’avenir. « Étudiées au point de vue transformiste, les sciences naturelles nous enseignent que l’homme a été engendré par la bête, l’humanité par l’animalité. Interrogée suivant la même méthode, l’histoire de révolution morale répond que l’homme a été d’abord bestial, puis sauvage, puis barbare, enfin civilisé, mais fort imparfaitement, qu’il doit s’amender encore, que sa destinée est de grandir et gravir toujours. Cette perspective d’un progrès indéfini, c’est la foi moderne, et cette croyance nouvelle remplace avantageusement le mirage des paradis évanouis… Nos devanciers, nous le savons, ont été plus malheureux que nous, mais un avenir supérieur à notre présent attend nos descendants, puisque, tant que les conditions cosmiques permettront au genre humain de durer, il lui faudra acquérir et conquérir une somme toujours plus grande de justice et de lumière, par suite du bonheur. »

Il y a beaucoup de bien à dire du livre de M. Letourneau, mais nous avons aussi de sérieuses réserves à faire. Tout d’abord il faut louer l’auteur du labeur considérable qui lui a permis de recueillir et de grouper les innombrables faits cités dans son ouvrage. Mais ce qui vaut mieux encore que ce travail d’érudition, c’est la tentative faite pour introduire un certain ordre dans les variations successives de la morale, et surtout c’est le sentiment qu’il faut à l’homme une nouvelle morale, et c’est l’effort réalisé pour indiquer la voie à suivre. M. Letourneau a parfaitement raison de dire : a l’homme civilisé de nos jours n’a