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ANALYSES.ch. letourneau. L’évolution de la morale.

plus de morale ; l’éthique du passé n’a plus d’autorité et celle de l’avenir n’est pas encore formulée. » Il y a là en effet un problème très grave ; à mesure que des croyances disparaissent, la société tend à se désorganiser. La tâche du philosophe en ces matières est de prévoir cette désorganisation et de tâcher de remplacer l’ancienne coordination par une coordination nouvelle si c’est possible. Il est donc très bon que des livres comme celui de M. Letourneau viennent apporter au public des renseignements et des idées sur les transformations qui sont en train de s’accomplir. Si nous ajoutons que le livre de M. Letourneau est fort clair, bien composé et se lit facilement et avec plaisir, on en pourra conclure qu’il peut rendre de réels services.

D’ailleurs il y a à critiquer aussi dans ce livre. On peut regretter que l’auteur adopte aussi facilement toutes les thèses du transformisme matérialiste dont plusieurs sont bien contestables, par exemple le progrès indéfini de l’humanité. Il n’est nullement prouvé à ce qu’il semble, bien des sociétés ont péri et avorté, et il n’est pas dit qu’elles ne périssent pas toutes. M. Letourneau lui-même dit quelque part dans son livre, en regrettant l’importance excessive de la richesse et les maux qui en résultent : « Il y a là une maladie dont nos sociétés modernes pourront mourir. » Il n’est donc pas absolument nécessaire que nos descendants soient plus heureux que nous et que leur société soit plus juste que la nôtre. — On conteste beaucoup encore la théorie d’après laquelle le sauvage contemporain représente l’homme des premiers âges de l’humanité. — Dans l’exposé physiologique il ne me parait pas d’une bonne méthode de ramener tout aux propriétés de la cellule nerveuse. Sans doute les propriétés de la cellule nerveuse sont une des conditions de la formation des penchants moraux, mais l’organisation des cellules et leurs rapports sont une condition supérieure. L’organisme est plutôt à considérer que ses éléments, bien que évidemment il ne puisse exister sans eux, de même que ses éléments biologiques doivent passer, dans une étude sur la morale, avant les corps simples dont ils sont composés. Au point de vue sociologique la cellule est une abstraction. Enfin et pour terminer, il me semble que M. Letourneau n’a pas suffisamment précisé ses types éthiques. Les quatre phases qu’il reconnaît à révolution morale ne sont pas suffisamment caractérisées, tout cela reste un peu dans le vague, et les caractères considérés ne paraissent pas avoir une importance prépondérante. Le cannibalisme ou l’esclavage ne suffisent pas à faire connaître l’importance ou le degré de perfection d’une civilisation. Il eût été préférable, à mon avis, de reconstituer complètement un certain nombre de types éthiques, selon la méthode suivie par M. Taine dans sa Philosophie de l’art, et de les comparer entre eux au point de vue de leur complexité, de leur harmonie interne et de leur harmonie avec les conditions générales ou particulières de l’existence. Il est possible que cette étude montrât que la sélection naturelle n’agit pas toujours pour favoriser les groupes sociaux supérieurs ni les individus. Mais je ne veux pas insister davan-