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M. Mach passe maintenant à l’étude des variations de la sensation[1] de temps, pour lui spécifique, et il note d’abord les observations les plus générales. Deux mesures musicales dont la figure d’espace est symétrique ne donnent pas une même sensation acoustique. Nous sentons le travail de l’attention comme temps ; on sait qu’un objet fixé avec attention apparaît avant un objet vu indirectement, et le médecin voit jaillir le sang de la veine avant de voir la piqûre de la lancette. Le temps court dans une seule direction, parce qu’il n’y a pas de symétrie dans le rythme du temps. Si nous marchons en avant, nous avons la sensation de nous éloigner d’un certain point de départ, mais la quantité physiologique de l’éloignement n’est pas proportionelle à la quantité géométrique. Nous voyons le temps passé en perspective pour ainsi dire.

M. Mach ne consent pas à rapporter, avec Berg et Darwin, l’origine de la musique au cri sexuel des singes, et une telle association ne lui semble pas plus constituer le plaisir de la musique que le parfum d’une rose n’est agréable pour nous rappeler un souvenir agréable. L’affreuse odeur d’une lampe à huile qui s’éteint m’est plutôt douce, dit-il, parce qu’elle me rappelle la lanterne magique de mon enfance. La hauteur des sons, d’après laquelle on peut reconnaître l’espèce et l’éloignement d’un animal, n’est pas, au point de vue darwinien, de moindre importance que la qualité des sons.

M. Mach conserve, des recherches de Helmholtz, tous les faits qu’elles nous apportent ; mais il juge incomplète sa théorie musicale, et d’abord il invoque un fait physiologique, celui du contraste, dans l’impuissance de déterminer avec les battements seuls l’harmonie et la désharmonie musicales. D’autre part, il accepte avec Helmholtz l’existence d’organes terminaux nerveux répondant à chaque nombre perceptible de vibrations ; mais il n’attribue pas à chacun de ces organes une énergie spécifique. Il est difficile de le faire, dès que des sons distants possèdent des harmoniques communs, et puis on ne distingue pas seulement les sons, on les ordonne aussi. Il suffirait de deux énergies dont les rapports varient selon les vibrations, et « nous passons, remarque-t-il, du plus petit nombre au plus grand nombre de vibrations, comme nous passons du ronge pur au jaune pur par une suite de mélanges graduels. » Si l’on veut bien reconnaître que chacun des éléments de l’organe de Corti ne peut répondre à une sensation de son sans réveiller aucune résonance, on comprendra mieux comment les sons, par leur mélange mélodique et harmonique avec d’autres sons, peuvent produire des couleurs si variées. Les sons s’ajoutent et se superposent à la manière des couleurs. Une suite de sons paraît différente selon la note qu’on y accentue ou que l’on y considère, à peu près comme une figure d’espace paraît autre selon que l’on regarde ou le fond du dessin ou le motif, et la musique serait comparable, en somme, à l’ornementation.

  1. M. Mach, on peut le remarquer, fait toujours usage du mot sensation et laisse tomber le mot perception'.