pouvait-on marquer, mieux que ne l’a fait M. T., les rapports entre les doctrines de ces deux philosophes, en quoi elles se ressemblent, en quoi elles diffèrent ? Est-ce que, par exemple, les théories de Gassendi sur la sensibilité et sur l’imagination ne sont pas une réfutation par les faits, une réfutation psychologique de la théorie des bêtes-machines ? Avec quelle finesse d’observation et quelle justesse aussi ne nous montre-t-il pas en quel sens on peut dire que les bêtes jugent, que les bêtes raisonnent même, sans que pour cela leurs jugements ni leurs raisonnements soient les mêmes que ceux des hommes ? Et, à propos du langage, il suffisait de comparer les définitions qu’en donnent les deux philosophes, pour comprendre que l’un ne pouvait l’accorder aux bêtes, tandis que l’autre le faisait sans difficulté : il y avait entre elles, aux mots près, toute la différence que l’on reconnaît aujourd’hui entre le langage rationnel et le langage émotionnel, et Gassendi n’avait pas tort d’admettre au moins celui-ci chez les bêtes. Sur les questions de ce genre, on aurait aimé voir citer aussi un contemporain de Descartes et de Gassendi, Cureau de la Chambre, qui a dit de fort bonnes choses sur l’instinct des animaux, sa nature et même son origine. Le Système de l’âme de ce médecin-philosophe ne parut qu’en 1664 ; mais il avait aussi publié un Traité de la connaissance des animaux en 1648, sans parler de son ouvrage sur les Caractères des passions (1640-45-59-62) que les doctrines analogues de Descartes et de Gassendi n’ont pu faire entièrement oublier.
Mais voici qui n’est pas moins curieux. Au sujet de la liberté, M. T. nous montre d’abord Gassendi qui admet le déterminisme des motifs. La liberté ne se trouve pas, en effet, où d’ordinaire on la cherche, c’est-à-dire dans la résolution qui suit la délibération : cette résolution suit nécessairement, comme le mouvement de la balance aussitôt qu’on a chargé les deux plateaux. Mais dans la délibération même, nous pouvons toujours accorder ou refuser notre attention à tel ou tel motif, ce qui revient à ajouter ou à ôter tel ou tel poids dans l’un ou l’autre des plateaux. Et c’est ce pouvoir de nous appesantir sur certains motifs par l’attention que nous y apportons, qui constituerait, selon Gassendi, toute notre liberté (p. 199). Que l’on examine maintenant la théorie de Descartes sur le jugement, et la ressemblance est aisée à découvrir. Il suffit, avait dit Descartes, de bien juger pour bien faire : on en a conclu que l’action n’était pas libre, puisqu’elle dépendait du jugement. Sans doute ; mais si le jugement dépend lui-même de l’attention que nous apportons aux idées, et que cette attention soit libre, notre liberté n’est-elle point sauve ? Gassendi, qui s’était d’abord raillé de la liberté de Descartes, finit par en admettre une qui en diffère bien peu.
Quelques mots enfin sur la fameuse querelle des idées innées. M. T., en dépit de Port-Royal, qui pourtant devait bien connaître Gassendi, se refuse à voir en ce philosophe un sensualiste. Gassendi serait-il donc, ici encore, du même avis que Descartes ? Quelques distinctions pourtant semblent nécessaires. La question n’est pas de savoir si nous