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tort d’assimiler les motifs à des causes d’ordre physique exclusives de toute liberté. Mais si, pour écarter cette conception vicieuse et superficielle, on s’attache à diminuer la valeur du motif dans l’activité, la liberté n’y perd-elle pas plus qu’elle n’y gagne ?

C’est à une conclusion analogue que nous mène l’examen des autres thèses que M. Bergson oppose au déterminisme. La plus ingénieusement développée est certainement celle qui a trait à la prévision des actes. Jamais peut-être cet argument du déterminisme, tiré de la possibilité où serait une intelligence suffisamment éclairée de prévoir les actes appelés libres, n’a été passé au crible d’une critique plus fine. Autant l’argument est vieux et banal, autant la réfutation en est nouvelle et originale. Pour prévoir l’acte futur d’une personne, nous dit en substance M. Bergson, il faudrait se représenter avec une absolue exactitude son état psychique. Or jamais cette représentation de la conscience de Paul dans celle de Pierre ne sera complètement exacte. Car si Pierre diffère encore de Paul, cette différence suffira à donner aux pensées de Paul, dans la conscience de Pierre, une couleur nouvelle différente de celle qu’elles ont dans l’original. Encore une fois nous ne pensons jamais la pensée même d’autrui, mais seulement la nôtre propre dont nous extrayons tant bien que mal les éléments les plus analogues à ce que nous croyons entrevoir chez autrui. Il faudrait donc pour que cette représentation de l’état psychique de Paul dans la conscience de Pierre fût complète et exacte, que la personnalité de ce dernier disparût entièrement, se fondit dans celle de l’autre. Dès lors tout ce qu’on pourra dire c’est que Pierre (ou Paul, puisqu’ils ne font plus qu’un) a agi comme il a agi ; la prétendue prévision de l’avenir se borne à la constatation du passé, ressemblant à ces faciles prophéties faites longtemps après l’événement. Rien de mieux établi que l’impossibilité où nous sommes de penser la pensée d’autrui sans la défigurer ; mais a-t-on pour cela exclu l’hypothèse de la détermination de l’avenir par le présent ? Il nous semble qu’on l’a plutôt implicitement supposée. Car pourquoi a-t-on voulu ainsi amener Pierre à coïncider avec Paul ? Précisément parce que sans cela toutes les conditions de l’acte ne seraient pas réunies. L’acte est donc supposé dépendre de ces conditions. Mais, objectera-t-on, ces conditions n’existent complètement qu’au moment exact de l’acte ; une prévision est donc absolument chimérique ; elle se borne donc encore une fois à la constatation de l’acte même au moment où il a lieu ; la prétendue détermination de l’acte par des conditions soi-disant antérieures se borne au fait même que cet acte s’accomplit. Cet argument n’irait-il pas, si on le hasardait, contre son but ? Qu’appelle-t-on en effet le moment exact de l’action ? Un présent