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nuire : l’une, c’est le désir de la synthèse pratique et humaine, si je puis dire ; l’autre, c’est l’amour de la profondeur compliqué du goût du merveilleux et de l’obscur.

Le premier, c’est celui qu’Auguste Comte avait eu le grand mérite de reconnaître pour une base essentielle de la philosophie et qu’il avait eu le tort de satisfaire mal pour le vouloir trop satisfaire. C’est celui qui lui avait inspiré la théorie du Grand Fétiche et du Grand Milieu, et cette idée singulière, quoique moins folle au fond qu’il ne serait possible de le croire, que nous devons nous représenter le monde comme animé à notre égard de sentiments bienveillants. Il est inutile de retourner à ces errements. Si une connaissance objective n’a une valeur pour nous qu’en tant qu’elle peut satisfaire quelque tendance, inversement une opinion qui pourrait satisfaire nos tendances ne doit généralement être considérée comme ayant une valeur pour nous que si elle est vraie.

Il faut aussi se méfier de l’amour du profond quand il se confond avec le goût de l’obscurité. Tout n’est pas clair dans le monde, et il ne peut en être autrement ; même les choses évidentes ont des dessous, des causes, des conséquences qui restent obscures. Mais notre ignorance est assez grande pour que nous ne prenions pas plaisir à l’épaissir, elle ne nous sert pas assez pour que nous prenions peine à la cultiver. Elle est une imperfection qu’il faut diminuer. Et, s’il reste, et il restera longtemps dans le monde une immense quantité d’inconnu, n’appelons pas cet inconnu un Inconnaissable pour avoir la satisfaction de nous agenouiller devant lui et n’en faisons pas, comme si nous le connaissions, une sorte de pouvoir personnel inconscient, cause et directeur du monde des phénomènes. L’inconnu ne peut même nous être connu comme inconnaissable.

Il faut éviter surtout que notre ignorance devienne une raison de foi. Il a paru évident, à tort, que les lacunes de la science autorisaient des affirmations extra-scientifiques ; il faudrait tâcher de se faire à cette idée que, lorsque nous ne savons pas certainement une chose, il faut rechercher par des procédés rigoureux la croyance la plus probable, et si on croit devoir en adopter une, ne lui attribuer que le degré de probabilité que nous lui avons reconnu, sinon en cas de doute, essayer d’une hypothèse comme croyance provisoire et à vérifier, ou bien rester dans l’incertitude. Mais il est à craindre que la tendance trop forte n’en vienne à se satisfaire par n’importe quel moyen. Faute d’aliments on a vu des affamés avaler de la terre pour apaiser la sensation de la faim ; faute d’aliments intellectuels on peut aussi repaître son esprit de conceptions sans solidité logique. Malheureusement il est plus facile de se tromper sur la valeur de cette nourriture.