Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, XXX.djvu/556

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
542
revue philosophique

mouvement, sans faire d’ailleurs aucune spéculation sur la cause, mais en prenant simplement, pour l’objectiver, un fait de la perception sensible, une donnée de la sensation, et en créant ainsi un nouveau concept naturel.

Mais le mode de penser de la variabilité n’est pas applicable pour déterminer conceptuellement l’occupation de l’espace par la matière. Quoi qu’en ait pensé Galilée, l’atome fini est nécessaire. L’application ultérieure de ce mode de penser (découverte des lois du choc des corps par Huygens) sera de réaliser l’action réciproque des atomes par le passage continu et régulier de l’énergie actuelle d’atome à atome. La synthèse de la substantialité et de la causalité est ainsi accomplie dans l’atomistique cinétique. L’énergétique moderne renferme de nouvelles applications, mais aucun principe qui n’ait été découvert au xviie siècle. Sous cette forme cinétique, l’atomistique est la condition et l’idéal de la physique ; au contraire, la théorie de la lluidité est insuffisante, et d’autre part la substantialisation de la force par Leibniz et Newton détruit la synthèse qui est le but de la science.

Telles sont les idées que développe M. Lasswitz en les illustrant par les théories dont il raconte l’histoire. Comme d’ailleurs ces théories sont très fidèlement exposées et que la critique en est menée de façon à les bien faire comprendre et à mettre nettement en lumière leurs rapports et leurs différences avec les doctrines modernes, les excursus systématiques de M. Lasswitz, loin de nuire en rien à la partie historique de son ouvrage, en forment un heureux complément.

Je ne ferai des réserves spéciales que sur la valeur des arguments qu’il emploie pour prouver la nécessité de maintenir le concept de l’atome fini. Cet atome, absolument dur et jouissant néanmoins, au point de vue du choc, des propriétés de la molécule élastique, est incontestablement un être de raison ; le succès historique de cette conception prouve seulement sa commodité, mais non pas sa vérité. Je n’aperçois d’ailleurs, en ce qui me concerne, aucune nécessité de s’arrêter quelque part dans la division des corps ; aucune obligation de ne pas attacher aux particules ultimes de la matière les mêmes propriétés dont jouissent les masses sensibles, de ne pas faire « réussir à l’infini les raisons du fini », ainsi que dit Pascal ; aucune impossibilité enfin de concilier même l’existence du vide avec la divisibilité infinie de la matière. Si donc je reconnais la justesse des vues de M. Lasswitz dans son appréciation du mouvement scientifique contemporain, je suis beaucoup moins convaincu que lui de l’excellence de l’issue qu’il nous propose pour sortir des difficultés actuelles et, tout en croyant fermement que la discussion philosophique de la question a une incontestable utilité, je doute que le progrès aboutisse sans quelque nouvelle découverte purement scientifique.

Paul Tannery.