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E. DE ROBERTY.antinomies et modes de l’inconnaissable

tait pas il y a cent ans et qui existe à peine aujourd’hui, ne s’est jamais sérieusement occupée de ce double problème. C’est la raison raisonnante des ignorants et des philosophes qui s’en est emparé depuis des siècles, qui l’a accaparé et qui lui a attribué une complication et une portée extraordinaires. D’ailleurs, ce problème a toujours été traité d’une singulière façon. On s’est demandé si le temps et l’espace avaient une existence objective, sans aucunement se rendre compte du sens exact qu’on attachait au terme « existence objective », et à peu près comme si on demandait : sont-ce des chaises ou des chevaux ? On a encore posé la question sous cette forme : le temps et l’espace ne sont-ils pas des néants ? et on s’est senti pris dans l’engrenage logique du dilemme : il n’y a pas deux sortes de néants, et le temps et l’espace sont pourtant deux idées bien distinctes. On s’est demandé aussi quels étaient les attributs de l’espace et du temps, et on s’est persuadé qu’ils n’avaient pas d’attributs, qu’on ne pouvait pas les concevoir par leurs attributs. On en a fait, avec Kant, des idées précédant toute expérience, mais on a vu bien vite que si nous ne pouvons débarrasser notre conscience de ces prétendues formes de l’esprit, elles n’en continuent pas moins à nous paraître extérieures à l’esprit, etc., etc. En un mot, la double antinomie du temps et de l’espace s’est toujours présentée sous l’aspect d’une longue chaîne de contradictions d’autant plus irritantes qu’elles sont plus manifestement verbales et qu’elles ne prouvent, avec la plus accablante évidence, qu’une chose : l’état notoirement arriéré des études psychophysiques et psychologiques.

Voici une autre antinomie célèbre : la divisibilité infinie de la matière. À quelle « espèce scientifique » appartient l’ignorance qui nous est révélée par cette antinomie ? La mathématique étant la seule connaissance qui soit parvenue, dans ses limites propres, à maîtriser le concept de l’infini, à l’asservir aux fins scientifiques, ce n’est pas là, à coup sûr, une ignorance d’ordre mathématique. D’autre part, les progrès de la physique, de la chimie, de toutes les sciences de la nature extérieure n’ont jamais été arrêtés par l’insolubilité, apparente ou réelle, de ce problème. Personne, certes, n’attribuera à la physique ou à la chimie cette question classique : un bâton peut-il n’avoir qu’un seul bout ? Mais pourquoi ne nous torturons-nous pas l’esprit pour résoudre ce problème, bien propre pourtant à former la plus redoutable des antinomies ? La raison en est très simple. Dans le cas du bâton, nous n’avons pas affaire à une de ces hautes généralités, à une de ces abstractions pures qui nous sollicitent naturellement à sortir des limites étroites de la science particulière, et nous entraînent dans le vaste champ de la