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E. DE ROBERTY.antinomies et modes de l’inconnaissable

le temps, disent-ils, il n’en est pas plus avancé, car il ne sait rien de la force, du temps ou de l’espace ; qu’il réduise tous les phénomènes psychiques à n’être que des sensations, il reste dans la même ignorance, car il ignore ce qu’est la sensation. Rien de plus vrai. Ramener les phénomènes de conscience appelés faits physiques à des phénomènes de conscience appelés force, mouvement, espace ou temps, c’est, de toute évidence, passer simplement du concret à l’abstrait ou du moins abstrait au plus abstrait, passage dont nous ne connaissons bien ni les lois ni le mécanisme intime et dont nous ne savons, tout au plus, par une expérience journalière, qu’une chose : qu’il est parsemé d’innombrables illusions. C’est en vertu de ces conditions essentiellement passagères de l’évolution scientifique, que la réduction des phénomènes concrets à leurs concepts abstraits nous semble vaine et futile, qu’elle nous apparaît souvent comme un effort de la pensée qu’il eût été tout aussi raisonnable de nous épargner.

Le matérialisme a tort, dit-on, d’accorder à la physique et à la chimie une foi aveugle, et de traiter tout le reste de rêveries. Le tort du matérialiste nous paraît, en effet, d’ignorer les lois et les conditions spéciales de certains phénomènes très particuliers qu’il confond avec des phénomènes infiniment moins compliqués (psychologiquement parlant). L’idéaliste tombe dans l’excès opposé : loin de nier ce qu’il ne connaît pas ou ce qu’il ne connaît que très imparfaitement, il s’efforce de grossir démesurément cet , d’en faire l’équivalent et le substitut de tout le reste. Le sensualiste, enfin, s’applique à équilibrer ces deux excès, à se tenir à égale distance de fun et de l’autre ; mais c’est là une position essentiellement instable qu’il ne parvient jamais à garder. Aussi voyons-nous les sensualistes, représentés aujourd’hui par les évolutionnistes, pencher continuellement tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, aller tantôt vers le matérialisme ou son meilleur représentant actuel, le positivisme, et tantôt vers l’idéalisme ou son succédané moderne, le kantisme critique.

« Le mot de philosophie ne sera jamais rayé des langages humains, et tant qu’il existera des hommes, on rencontrera des esprits plus occupés de leur origine, de leurs fins dernières, de leur raison d’être dans l’univers, que de tous ces amusements et ces passe-temps qu’on appelle l’industrie, le commerce, la politique[1] » C’est là, certainement, une pensée généreuse exprimée en termes convenables. Mais il y a heu de la compléter en faisant observer qu’il existe plusieurs manières de s’occuper des questions d’origine et de fin. Jusqu’à

  1. D. Cochin, l’Évolution et la Vie, p. 77.