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cerveau humain. Les idées les plus générales de notre esprit sont, aux yeux de la science spéciale qui s’en occupe, des phénomènes concrets et particuliers : ce n’est qu’en les traitant comme tels que la psychologie peut vérifier les différentes hypothèses qui ont pour objet ces phénomènes. Il est même fort intéressant de remarquer à ce sujet » que c’est seulement en apercevant la nature essentiellement abstraite et, par suite, exclusivement psychologique de certaines idées, qu’on arrive à leur restituer leur vrai caractère de phénomènes concrets et particuliers ; et que c’est, au contraire, en leur attribuant d’emblée une nature concrète, en les considérant comme des « êtres » particuliers (Dieu, la Nature des panthéistes et des matérialistes, l’Incognoscible de Spencer, de Comte, de Littré, la Chose en soi de Kant, etc.) qu’on aboutit à les laisser toujours à l’état de pures abstractions, de formules tellement générales qu’aucune science particulière ne paraît capable de les embrasser.

L’esprit humain a toujours été arrêté, en philosophie, par le même obstacle, dû aux mêmes causes. Les paroles suivantes de M. Spencer sur le progrès intellectuel expriment nettement cette vérité. « Le progrès de l’intelligence, dit le chef de l’école évolutionniste, a toujours été double. Chaque pas en avant a rapproché à la fois du naturel et du surnaturel, bien que ceux qui ont fait ce pas ne l’aient pas cru… À mesure que la science s’élève vers son apogée, tous les faits inexplicables et en apparence surnaturels rentrent dans la catégorie des faits explicables et naturels. En même temps, on acquiert la certitude que tous les faits explicables et naturels sont à leur origine première inexplicables et surnaturels[1]. »

Tout cela est péniblement vrai. La philosophie, comme l’esprit humain dont elle n’est qu’une manifestation, a toujours inconsciemment obéi à la loi de l’identité des contraires. Le naturel a toujours été pour elle le non naturel, et vice versa. Elle ne ramenait les faits non naturels aux faits naturels que pour les faire rentrer aussitôt dans la catégorie d’où elle venait de les sortir. Cette endosmose et cette exosmose de la pensée abstraite, ce va-et-vient monotone du pendule métaphysique a toujours été la grande règle philosophique. La pensée obéissait à une de ses lois fondamentales qui veut qu’arrivés à la cime ou à la limite extrême de l’abstraction, nous ne puissions y être et n’y point être à la fois. La description donnée par M. Spencer est donc parfaitement exacte. C’est parce que la philosophie voyait dans le non naturel un genre indépendant ou une négation vraie du naturel qui était néanmoins considéré (par les

  1. Premiers Principes, p. 112 et 117.