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E. DE ROBERTY.antinomies et modes de l’inconnaissable

hommes de science et les philosophes de l’école expérimentale) comme un genre suprême et unique, c’est à cause de cette violation inconsciente d’une loi fondamentale de l’esprit, que toute chose finissait par apparaître au philosophe comme naturelle et surnaturelle à la fois, et qu’il finissait lui-même par prendre ces deux aspects abstraits d’un seul et même groupe d’éléments concrets pour deux réalités concrètes et opposées.

La pensée du philosophe profitait ainsi de toute explication scientifique, de toute augmentation de nos connaissances, pour y rattacher son antinomie favorite, ce malentendu soigneusement entretenu, la distinction illusoire du naturel et du surnaturel. L’explication scientifique lui apparaissait faussement comme une réduction du surnaturel au naturel ; faussement, car lorsqu’on attribuait le tonnerre à Jupiter, on ne sortait pas, logiquement parlant, du cadre du naturel ou de l’univers, et Jupiter lui-même n’était qu’une négation fausse de la nature. Et lorsqu’on attribua le tonnerre à l’électricité, on passa du surnaturel au naturel en ce sens seulement, qu’on passa du même au même, d’une natura naturans à une natura naturata, pour employer le jargon métaphysique mis en honneur par Spinoza. Mais aussitôt après cette réduction, l’explication scientifique dut apparaître à l’esprit du philosophe comme n’expliquant absolument rien ; et cela faussement aussi, si on se place soit au point de vue de la science spéciale, soit de son application pratique.

C’était comme une juste revanche de la première réduction, qui n’en était pas une, logiquement parlant. On s’apercevait — un peu tard — qu’on n’avait rien réduit du tout, qu’on pouvait opérer logiquement sur l’électricité exactement de la même façon que sur Jupiter, qu’on pouvait, à propos d’électricité, comme de toute autre abstraction, poser et reposer, sasser et ressasser la fausse négation du naturel : le non naturel. Une fois qu’on voit double, qu’on prend une seule et même chose pour deux choses différentes, peu importe qu’on poursuive sur la partie l’enquête commencée autrefois sur le tout, et rien n’empêche, en vérité, de croire que telle ou telle catégorie de phénomènes étudiés par la science, ont, comme l’univers en général, un aspect surnaturel, extranaturel ou non naturel qui nous échappe. Kant, Auguste Comte et Spencer ont été, l’un après l’autre, les victimes les plus illustres de cette vieille illusion de l’esprit humain.

Le monisme des philosophes, les efforts qu’ils font pour atteindre la formule du Tout-Un et de l’Un-Tout, voilà la pierre de touche infaillible qui nous permet de découvrir la fausseté de leurs méthodes et nous indique les véritables causes de l’état actuel de la philosophie.