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l’objet, ni sa grandeur réelle ; la troisième dimension est supprimée, et la position de lobjet est tout à fait changée.

Mais la petite fille dont je rapporte l’observation ne reconnaît pas tous les objets dessinés, et on peut même dire qu’elle ne reconnaît pas quelques-uns des plus familiers qu’on puisse représenter. Ainsi, j’ai remarqué que si à l’âge d’un an et neuf mois elle comprend le dessin d’une table, d’une chaise ou d’une bouteille, elle ne comprend pas du tout les dessins de parties isolées du corps humain ; une bouche de face ou de profil, un nez de profil, une oreille, un doigt représenté grandeur naturelle avec l’ongle et les trois phalanges bien distinctes ne sont pas reconnus. L’enfant ne sait pas ce que c’est. J’ai renouvelé l’expérience après trois ans à peu près ; Madeleine avait alors quatre ans et quatre mois ; elle resta hésitante, étonnée, devant les dessins précédents, et ne put pas les comprendre. Il est impossible de ne pas être frappé de ce fait. Comment se fait-il qu’une petite fille qui comprend à un an et neuf mois le dessin d’un cheval ne comprenne pas à quatre ans le dessin d’un nez ou d’un œil ?

Pourquoi cette différence ? Sans doute il est facile de répondre que l’enfant ne peut reconnaître dans nos dessins que ce qu’il a déjà vu, et qu’il n’a jamais vu autour de lui des nez et des bras coupés. Mais la raison me paraît insuffisante. Ce qui manque à l’enfant, ce qui l’empêche de saisir le sens des dessins précédents, c’est qu’il ne possède pas au même degré que nous le talent de l’analyse. Nous arrivons facilement, nous, les adultes, à nous représenter les différentes parties du corps comme des touts complets ; notre représentation peut ne pas être la copie d’une perception antérieure ; nous pouvons fractionner une de nos perceptions et nous en représenter un morceau seulement. Il semble que l’enfant n’exécute pas aussi facilement ce travail de désagrégation ; il a perçu l’objet pris dans son ensemble, et pour qu’il le reconnaisse, il a besoin le plus souvent, de recevoir de nouveau cette impression d’ensemble ; or elle manque dans les dessins précédents : voilà pourquoi il ne les comprend pas.

J’ai recherché jusqu’à quel point Madeleine peut comprendre les signes émotionnels, en lui soumettant les gravures et les photographies que Darwin a publiées, dans son livre sur l’expression des émotions ; les réponses de l’enfant ont été généralement très précises. Devant la planche 1 de l’ouvrage, contenant six photographies d’enfants qui pleurent, Madeleine n’a pas d’hésitation ; elle dit que les bébés pleurent et sont méchants ; du reste, elle a eu assez souvent l’occasion de voir pleurer sa petite sœur pour ne pas s’y tromper. Je lui fais ensuite regarder deux photographies d’un jeune