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fouillée. — vues synthétiques sur la sociologie.

présence d’un problème aussi intéressant pour la sociologie que pour la philosophie de l’histoire, celui de la conscience sociale. D’une part, en effet, tout organisme vivant tend à centraliser les sensations de ses diverses parties dans un sensorium commun, qui, quand il est suffisamment développé, parvient d’abord à la conscience spontanée, puis à cette conscience réfléchie qu’exprime le mot moi. D’autre part, la notion de contrat suppose des volontés distinctes, par conséquent une pluralité de consciences individuelles. La psychologie sociale arrive ainsi en face de cette difficulté : — la société humaine, en tant qu’organisme, tend à se concentrer en un moi unique ; en tant que contractuelle, elle suppose plusieurs moi et maintient dans son sein leur distinction. Ainsi posé, le problème peut être examiné à deux points de vue, l’un scientifique et positif, l’autre métaphysique et conjectural. — Au point de vue des faits, il est facile de reconnaître ce qu’il y a de vide et de faux dans les théories mystiques qui personnifient les sociétés, les nations, l’humanité entière, qui admettent une « âme des peuples », un « génie des temps », un « esprit universel », et qui fondent sur ce nouvel Olympe toute une philosophie de l’histoire[1]. Les seules consciences réelles, les seuls moi réels que nous connaissions, ce sont les consciences individuelles et le moi propre à chacun. Maintenant, au point de vue métaphysique, de même qu’on peut expliquer la conscience individuelle d’un animal ou d’un homme par une pluralité de sensations centralisées et fondues ensemble, est-il permis de supposer aussi une fusion de consciences réfléchies en une seule grande conscience collective, une identité des moi particuliers au sein d’un moi social ? Cette opinion, soutenue par plusieurs philosophes dont nous avons examiné ailleurs les doctrines[2] nous paraît une.hypothèse aventureuse métaphysiquement, contradictoire psychologiquement. En effet, nous venons de voir que l’organisme social, étant volontaire et contractuel, présente un caractère tout à fait propre : c’est qu’il est composé d’une pluralité de moi ou de consciences réfléchies ; or, par cela même que chaque conscience, tout en s’unissant aux autres sous l’influence d’une commune idée directrice, se pose et s’oppose, dit moi et non-moi, la fusion des consciences en une seule qui dirait aussi moi devient inintelligible ; on aurait alors le moi de plusieurs moi, l’identité de personnes qui, par définition même, sont différentes. Ce serait un mystère analogue à celui de la Trinité, où il y a trois personnes en un seul dieu et, en définitive,

  1. Revue, des Deux-Mondes, tome XXVI (1879), et Science sociale contemporaine, livre III.
  2. Voir, Ibid., notre chapitre sur MM. Espinas, Schœffle, Jæger, etc.